Jean-Durosier Desrivières vous ouvre ses archives
N°1 : Entretien avec Maryse Condé
L’écrivain guadeloupéen, Maryse Condé, présidait le jury d’une soutenance de thèse à l’Université des Antilles et de la Guyane quand (un jour et un mois de l’année 2004), entre deux séances de travail, elle a voulu en toute sympathie nous dire sa perception de ce pays – Haïti – qui aurait pu être un phare dans la Caraïbe actuelle, selon elle.
Jean-Durosier Desrivières : Quel regard projetez-vous sur l’histoire d’Haïti ?
Maryse Condé : L’histoire d’Haïti pour un caribéen concerné est d’abord un sujet de fierté. Il y a la version que l’on connaît : des esclaves qui se rebellent pour arriver à l’indépendance. Mais ensuite, c’est une cause de tourment quand on voit tous les problèmes d’Haïti qui ne sont pas résolus, quand on voit une série de dictatures, le retournement d’un pouvoir que l’on croyait libéral, le pouvoir d’Aristide, dénoncé par ceux-là même qui l’ont soutenu. Finalement Haïti est une sorte de Janus à deux faces : d’un côté les choses agréables et admirables ; de l’autre côté des choses qui affligent et qui font beaucoup de peines.
J.D.D. : Comment percevez-vous les rapports entre les Antilles françaises et Haïti : sur le plan social, voire humain, et culturel ?
M. C. : Je pense qu’Haïti pourrait jouer un rôle essentiel dans la Caraïbe. Mais il faudrait qu’Haïti ait résolu d’abord ses problèmes internes. Parce que maintenant elle sert beaucoup plus d’épouvantail à ceux, par exemple, qui veulent nous effrayer sur l’indépendance, sur certains choix de liberté, d’autonomie : on nous dit, si vous ne faites pas attention, vous allez devenir comme les haïtiens. Donc je pense que tant qu’Haïti n’a pas résolu ses problèmes internes de démocratie, de rapports entre les classes, entre les bourgeoisies et le peuple, entre les élites et la majorité, Haïti ne peut pas jouer le rôle de leader que sa position, sa population, sa maturité quand même (…) pourrait l’emmener à jouer. Donc, pour moi Haïti est une sorte de point d’interrogation : on peut dire demain Haïti, mais aujourd’hui Haïti ne joue pas encore le rôle qu’elle devrait.
J.D.D. : L’élite haïtienne, est-elle la seule responsable ? Ne pensez-vous pas qu’il y a aussi les mains fantômes des impérialistes, notamment américains, qui créent constamment des intrigues dans le pays ?
M. C. : Vous savez, cette manière que nous avons de toujours rejeter la faute sur l’autre – l’impérialisme américain – cela me gêne un peu. Nous avons une république : Cuba ; elle est l’objet d’un blocus américain depuis des années et quand même Cuba arrive à fonctionner. Je ne dis pas que tout y est merveilleux, mais il y a une certaine grandeur à être cubain. Fidèle Castro – quel que soit les reproches qu’on peut lui faire – a fait de son mieux. Oui, il y a l’impérialisme américain qui joue contre Haïti, mais ce n’est pas la seule raison des malheurs internes d’Haïti. Je pense que les élites n’ont pas tout à fait joué leur rôle ; le peuple s’est laissé prendre à des discours populistes. Il faut une sorte de prise de conscience des problèmes internes à la société et aussi une connaissance de l’influence et des dangers de l’impérialisme entièrement.
J.D.D. : En Haïti, l’on fait tantôt face à l’abus de mémoire, tantôt à l’oubli ; en Martinique et en Guadeloupe, l’oubli semble l’emporter. Si vous devriez analyser les attitudes des Antillais en général vis-à-vis du passé, que diriez-vous.
M. C. : Je pense que la mémoire du passé est très complexe. Il y a certains éléments du passé que nous voulons retenir et d’autres que nous voulons absolument occulter. Nous n’avons pas vis-à-vis du passé une attitude homogène et uniforme. Certains éléments nous gênent, on veut les occulter ; certains éléments nous font plaisir, on veut les magnifier. Mais je crois que le rapport au passé n’est pas si simple que cela. Les Antillais n’ont pas encore élaboré un rapport fructueux et fécond à toutes les facettes de leur passé qui leur permettrait peut-être d’apporter une sorte de lumière sur le présent.
J.D.D. : Pensez-vous que le récit des hauts faits d’armes de la Première République Noire devrait s’inscrire dans l’apprentissage de tout jeune caribéen ?
M. C. : Bien entendu. Mais il faudrait aussi leur apprendre les problèmes d’Haïti ; parce qu’on ne peut pas simplement bâtir des mythes et oublier une partie de la réalité. Il est certain que la liberté acquise par Haïti si durement mérite d’être connu de tous les jeunes caribéens. Mais il est bon aussi qu’ils connaissent après tout l’envers de la médaille : les problèmes, les luttes entre nègres et mulâtres, l’inégalité, les injustices, l’oppression de Papa Doc. Je pense qu’il faut les deux aspects de la réalité haïtienne pour permettre à un jeune caribéen de mieux dominer le présent : ne pas faire l’impasse sur un aspect des choses, essayer de tout comprendre et de tout expliquer.
J.D.D. : Un mot sur la littérature haïtienne : vos rapports avec elle, votre appréciation, votre coup de cœur…
M. C. : Pour moi la littérature haïtienne est peut-être la plus belle, la plus riche des Caraïbes. Mon auteur préféré, qui est aussi un ami, serait évidemment Dany Laferrière. Des livres comme Le cri des oiseaux sauvages ou bien Pays sans chapeau, ce sont pour moi des livres extrêmement essentiels, profonds et capitaux. Donc, la littérature haïtienne est pour moi un modèle, une inspiration ; et je pense qu’elle est supérieure à toute forme de littérature des Caraïbes.
J.D.D. : Votre perception des rapports entre les écrivains haïtiens (migrants et résidants au pays) et les écrivains des Antilles françaises.
M.C. : Je crois que c’est une affaire personnelle. Si on arrive à avoir une affinité pour certains écrivains, ils deviennent vos amis : on les connaît, si on a la chance de les rencontrer ; sinon je crois qu’il n’y a pas de règles en ce sens… Quant aux jeux d’influence, d’accord ! Mais vous savez, un écrivain doit trouver sa voie indépendamment de l’admiration qu’il a pour les autres. Par exemple j’admire énormément Dany, mais je n’ai pas envie d’imiter ce qu’il fait en littérature ; je ne crois même pas que je m’inspire de ce qu’il écrit, chacun fait son travail indépendamment… Même au niveau des problématiques, c’est différent : Dany en tant qu’haïtien a d’autres sujets de préoccupation que moi en tant que guadeloupéenne, ce n’est pas interchangeable.