— Par Selim Lander –
En contrepoint à l’article de Franck Nouchi déjà publié sur Madinin’art – Elle court, elle court, Adèle, à 16 ans, pour attraper le bus qui doit la conduire au lycée. Elle est en première, est touchée par la littérature lorsque celle-ci lui parle de l’amour et de ses affres : la Vie de Marianne, la Princesse de Clèves. Elle se cherche, s’ennuie, son regard est souvent noyé, elle est toujours un peu en marge des copines, elle veut aimer ou elle veut sentir le goût du sexe, les deux sans doute. Une camarade de classe, un lycéen de terminale, pourquoi pas essayer ? Quelquefois, la nuit, seule dans son lit, elle se donne du plaisir. Ses parents sont des gens simples et bienveillants ; on se régale de spaghettis bolognaise à la maison. Tout cela n’est pas suffisant pour une jeune fille à qui manque la mémoire de tout ce dont elle aurait été privée si elle était née plus tôt, ou ailleurs dans un pays de misère. Elle a mal à l’être. Heureusement il y a Emma, un peu plus mûre, la fille aux cheveux bleus, artiste, les beaux-arts, la peinture, une certaine assurance. Elles se sont croisées, se sont plu. Le fatum. Elles se sont tout de suite aimées, avec fougue. Amour un jour, amour toujours : elles y ont cru avec la confiance naïve des humains que la vie n’a pas encore blessés. Elles ont quelques années de bonheur devant elles, le temps pour Adèle de réaliser son rêve de devenir institutrice et pour Emma de commencer à acquérir un début de notoriété en tant que peintre. Hélas, la chair se lasse et les liens se délacent. Emma fut-elle toujours fidèle ? Adèle, en tout cas, prit un amant. Grosse colère de la première et la seconde de se retrouver seule. Et naturellement – le cœur humain est ainsi fait – Adèle est d’autant plus amoureuse d’Emma que celle-ci l’a rejetée. Elle pleure, elle pleure Adèle. Tout le monde n’est pas également doué pour le bonheur.
Ni Adèle ni Emma ne sont réelles. Elles n’existent que sur les pages d’une bande dessinée de Julie Maroh (Le Bleu est une couleur chaude) et sur les bobines de celluloïd (ou plus vraisemblablement sur le support numérique) d’un film d’Abdellatif Kechiche. Le réalisateur et ses deux comédiennes ont reçu conjointement la palme d’or lors du dernier festival de Cannes, ce qui n’est pas rien. Pas reconnaissantes, les deux comédiennes se sont plaintes d’avoir été trop rudement dirigées. Elles le furent en tout cas brillamment : le film l’atteste du début à la fin. On ne sait en effet laquelle – d’Adèle Exarchopoulos (Adèle) ou de Léa Seydoux (Emma) – il conviendrait de louer davantage et le jury de Cannes fut bien inspiré de ne pas les séparer. Le film valait-il pour autant une palme d’or ? Sans doute pour cette direction d’acteur magistrale, elle-même magnifiée par la photo de Sofian El Fani (qui fut le cadreur de Kechiche sur ses précédents films). Le reste n’atteint pas ce degré de perfection. Le film (qui dure trois heures !) s’endort un peu après la rupture entre les deux femmes. Et les autres personnages ne sont pas seulement secondaires : leur jeu paraît souvent schématique, voire faux, comme si le réalisateur ne s’était pas vraiment intéressé à eux. Quant aux fameuses scènes de sexe, passés les premiers instants qui peuvent apporter au spectateur non averti quelques révélations sur l’érotisme saphique (ou tout au moins sur la vision qu’en a le réalisateur), elles deviennent plutôt ennuyeuses, comme la plupart des scènes de sexe.
Certains critiques, en se fondant sur les films antérieurs de Kechiche, ont voulu voir à tout prix une intention politique derrière la Vie d’Adèle. Certes les deux femmes n’appartiennent pas à la même classe sociale et cela se voit. Mais ce constat suffit-il à faire un film politique ? Certes encore Emma (la bourgeoise) se tire mieux qu’Adèle (ressortissant de la classe moyenne inférieure) de la passion qui les a quelque temps réunies. Adèle apparaît faible à côté d’Emma, mais rien dans le film n’expliquerait en quoi ces différences de caractère auraient une origine sociale. Au reste, la fin reste ouverte. Adèle n’est peut-être pas condamnée au malheur à perpétuité. Sur la dernière image elle s’éloigne, solitaire ; cependant, dans la séquence précédente, un garçon qui ne semblait pas lui déplaire s’intéressait à elle. Alors ?