Élégie tropicale

Nota bene : Le poète n’analyse pas, n’explique rien. Ses poèmes sont des contes que chacun peut déchiffrer à sa guise. À l’instar du photographe ou du peintre, le poète prend des instantanés et s’efforce de décrire ce qu’il a observé avec son propre vocabulaire. Bien que le poète raconte ce qu’il voit, qu’il ne juge pas, son regard est sélectif et il ne cache pas ses états d’âme. S’il est « voyant », comme dit Rimbaud, il ne faut pas l’entendre au sens où il verrait plus clair que les autres, mais simplement qu’il faut le laisser libre de voir, parfois, autrement. Michel Herland.

Tes grands arbres à l’assaut des mornes jusqu’au ciel
Les lianes qui s’accrochent aux fromagers
Les fleurs sauvages de tes savanes
Tes gamins sourire-soleil
Les mamzels longues jambes
Les vieillards en ont vu d’autres
endimanchés de blanc
ils accompagnent l’un des leurs
à sa demeure dernière
Tes plages de sable
blond
ou noir
l’ombre des cocotiers
Un pêcheur sur sa barque
remonte son filet
Une aigrette sur son bœuf
deux pélicans au ras de l’eau
trois frégates très haut dans l’azur
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs
Petit inventaire de mon paradis

Tes plages peau de chagrin
coraux blanchis poissons crevés
mornes mités des maisons
champs en friche
chlordéconés ou pas
Cultiver ? faut pas déconner
je serai fonctionnaire
T’aimes pas tes békés
mais tu prends chez eux ta becquée
Dandinement des obèses
c’est la vie chère
Ventres ronds des gamines
Ta misère herbe folle des recoins
Centres-bourgs désolés
Routes congestionnées
bon les bagnoles ont la clim
et la radio sa musique insipide
les VHU comme décor
Règlements de compte en bas des HLM
la chaîne en or autour du cou
Garçons des abribus
sales gueules de notre avenir

Brasero
Poubelles renversées incendiées
belles autos qui flambent
palmiers royaux abattus tronçonnés
magasins saccagés dévalisés
gendarmes visés blessés
payés pour encaisser les coups
circulation bloquée on reste chez soi
que les malades crèvent
syndicats molokoï
tes larmes sous les lacrymos

Tu as bradé ton âme à un repris de justice
l’État n’existe plus
tes politiciens restent coi
les NEET analphabètes tiennent leur revanche
not in Employment
not in Education
not in Training
nowhere
faux-vrais bacheliers
merci l’Éducation Nationale
vakabonajeries-singeries
Schoelcher salop d’esclavagiste
ah bon ? je croyais que…
ses statues fracassées
pas de vague
Césaire ça viendra

Je voudrais te foutre mon pied au cul
qu’est-ce que tu sais faire
à part tendre la main
rue Oudinot
Faut plus de sous
corruption dévotion
favoritisme népotisme
gaspillage et pillage
Ben oui
pourquoi pas ?
puisque tout le monde est d’accord
sinon ils feraient bien quelque chose
là-bas à Paris
non ?
Ben non
alors tu peux brûler encore
t’en fais pas on reconstruira
ceux qui sont pas heureux
iront voir ailleurs
paraîtrait qu’on se dépeuple
c’est plus de fric pour les restants

Je voudrais te foutre mon pied au cul
Martinique
mais j’crois bien que c’est plutôt toi
qui me botteras les fesses

Et le printemps m’a apporté l’affreux rire de l’idiot

Publié originellement dans Francopolis, n° 183, Hiver 2024. http://www.francopolis.net/rubriques/GDM-M.Herland-2024-4.html