— Par Yves-Léopold Monthieux —
Dès 1975, après avoir écouté un ami exprimer ses doutes quant aux possibilités de développement de la Martinique et m’inspirant d’un mot de Paul Valéry (1931), il m’était venu l’idée d’intituler une tribune : « Le temps de la Martinique finie commence ? ». N’est-on pas en effet arrivé en Martinique au bout de quelque chose qui devrait nous ramener à l’essentiel ?
Peut-on continuer d’édifier encore des éléphants blancs tel le port de Grand-Rivière ou de nouvelles cathédrales comme le stade de Dillon ou le futur ex-Lycée Schoelcher ? Le caractère prétentieux de nos réalisations doit-il l’emporter sur leur utilité et la rigueur d’une saine gestion de l’argent public ? Lorsqu’on sait que la démographie est une donnée essentielle de la mise en œuvre de tout projet économique, peut-on continuer à mettre en œuvre des infrastructures nouvelles sans tenir compte de la « dépopulation massive » que connaît la Martinique ? Alors que le chiffre de 350 000 habitants est déjà prononcé par un organisme international, et que celui des véhicules devrait mécaniquement diminuer à proportion, est-il salutaire de poursuivre à grands frais et en direction de tous les azimuts l’extension du TCSP, sans qu’on connaisse par ailleurs le bilan du fonctionnement du tronçon Fort-de-France – Lamentin ? Les sommes considérables prévues pour les travaux ne seraient-elles pas mieux utilisées ailleurs, notamment en vue de rendre à l’agriculture les terres non polluées abandonnées qui sont en cours de forestation ? Ce sont bien entendu des questions qui ont peu de chances d’être abordées par les usagers de la route dont les élus attendent – ce qui est prévisible – que les rares avis soient favorables au projet.
Au moment où des spécialistes – statisticiens, géographes, démographes, anthropologues, sociologues, romanciers – s’alarment, les bras tombants, de la baisse de la population, de la disparition possible du peuple et même d’une manière de « grand remplacement », l’heure n’est-il pas venue de mettre en œuvre l’objectif régulièrement évoqué mais jamais entrepris : l’autosuffisance alimentaire de l’île ? Cette nécessité pourrait sans crier gare devenir un impératif voire une obligation à réaliser dans la précipitation. Plusieurs alertes devraient conduire les élus à donner la priorité absolue à l’autonomie alimentaire, laquelle devrait figurer en tête des programmes des candidats à la prochaine élection de la CTM.
Première alerte, les derniers jours de la grève de février 2009 avaient commencé à ressembler au temps des pénuries de l’Amiral Robert. Comme cela avait été la règle an tan Robè , des légumes étaient dérobées sur pied, des bovins abattus et débités auprès des rivières tandis qu’au quotidien, Le plat de porc aux bananes vertes écrit par Simone et André Schwarz-Bart n’avait jamais connu une telle actualité. Peu importait l’origine des bananes vendues ou distribuées gratuitement, les Martiniquais – ceux de la ville, en particulier – allaient en faire un régime forcé, lequel pourrait se révéler un apprentissage pour des temps futurs. Cette alerte n’avait provoqué aucun déclic de la collectivité, forte sans doute de l’assurance que la profusion des produits venus d’ailleurs, mis en attente dans les ports voisins, n’allait pas tarder à être déversée dans nos supermarchés. Ce qui fut fait en deux-temps-trois-mouvements, sitôt la grève terminée.
La pandémie du COVID peut être regardée comme une nouvelle alerte qui ne se limite plus à des chamailleries domestiques, mais conduit à ce qui ressemble à un début de mise sous cloche de l’île pour la protéger de l’ailleurs, et vice-versa. Certes, cette alerte jaune conduit à un repli sur soi qui ne manque pas de faire frétiller les adeptes de l’identité-contre. Et mieux que cela, comme pour tirer la queue de l’ocelot d’Aimé Césaire, de festoyer malgré la pandémie. En effet, dans La tragédie du roi Christophe, le visionnaire met en garde : « Tenez ! Ecoutez ! Quelque part dans la nuit, le tam-tam bat… Quelque part dans la nuit, mon peuple danse… Et c’est tous les jours comme ça… Tous les soirs… L’ocelot est dans le buisson, le rôdeur à nos portes, le chasseur d’hommes à l’affût, avec son fusil, son filet, sa muselière ; le piège est prêt, le crime de nos persécuteurs nous cerne les talons, et mon peuple danse ! ».
C’est peu dire que ce Césaire-là n’est pas entendu par son peuple malgré tous les ocelots qui guettent, la mise sous cloche complète qui pourrait advenir, bref, l’alerte rouge qui menace. Ce peuple qui continue de danser et de s’enivrer malgré le danger refuserait-il de songer à l’inévitable exigence, à terme, de l’autonomie alimentaire de la Martinique ?
Fort-de-France, le 24 février 2021
Yves-Léopold Monthieux