— Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire —
Philosophe et politiste, spécialiste de la pensée de Pierre-Joseph Proudhon, Édouard Jourdain enseigne à l’École Nationale des Ponts et Chaussées. Il vient de publier « Théologie du capital » (PUF), ouvrage dans lequel il analyse le caractère religieux de l’économie moderne.
« Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles », remarquait le siècle dernier l’écrivain anglais Gilbert Keith Chesterton. Pour Édouard Jourdain, c’est dans l’économie que cette caractéristique se déploie le plus. De la monnaie à la dette, en passant par la comptabilité, le philosophe analyse ce que le capitalisme a de religieux.
Marianne : Pour vous l’économie moderne ou chrématistique relève du « théologico-politique ». Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Édouard Jourdain :Il faut déjà bien comprendre ce que l’on appelle l’économie moderne, en l’occurrence le capitalisme, mais dont on peut retrouver des éléments dans ce que l’on a appelé improprement le communisme. Certains ont pu le qualifier de capitalisme d’État, puisqu’il se contentait de transférer la propriété sans toucher à ses attributs, légitimant par exemple le même objectif de croissance économique. Mon hypothèse est qu’on comprend ce qu’est l’économie moderne en se référant à ce qu’Aristote appelle la chrématistique, qui consiste en ce qu’« il n’y a aucune limite à la richesse et à la propriété. « (Aristote, Politique, I, 9).
C’est lorsque la chrématistique vient transcender toutes les catégories de l’économie politique que l’on peut parler de capitalisme comme système, venant alors détruire tout ordre sacré et toute limite venant s’opposer à sa puissance et sa force d’expansion. Tout consiste à comprendre comment cette chrématistique qui était fortement enchâssée et limité par des prescriptions d’ordre théologico-politique depuis les débuts de l’histoire de l’humanité a pu prendre l’ampleur qu’on lui connaît. Mon hypothèse est qu’elle a pu investir et être investie par des catégories religieuses sur le long terme, mais dont on retrouve une cristallisation avec le christianisme.
Le Capital a-t-il remplacé le christianisme ou est-il au contraire son prolongement ?
Pour paraphraser Chesterton, le capitalisme est en quelque sorte plein d’idées chrétiennes devenues folles. Si nous retrouvons dans le christianisme une conjuration explicite de la chrématistique, avec parfois une critique très forte des riches dont il est dit qu’il leur sera difficile d’accéder au paradis, c’est aussi une religion paradoxale qui va permettre l’autonomie de l’individu mais aussi l’autonomie de la marchandise et du marché qui paraîtront alors hors de portée du contrôle politique. Si l’on prend la question de la propriété par exemple, on observe un glissement progressif des attributs absolus de Dieu vers une conception absolue de la propriété au XVIIème-XVIIIème siècle alors que durant le Moyen-Âge elle était encore conçue comme enchâssée dans des relations sociales qui la limitaient.
« Le capitalisme s’est émancipé du christianisme, voire a pu se retourner contre lui, mais aurait été impossible sans lui »
Si l’on prend la question du marché, il est intéressant de constater que son plus grand théoricien, en l’occurrence Adam Smith, pour justifier son autorégulation par une main invisible, réinvestit la catégorie théologique de la Providence. Autre exemple : la comptabilité en partie double qui marque les débuts de l’économie moderne par une nouvelle conception du temps et de la préservation du capital financier est corrélée avec la naissance du purgatoire dont les débats théologiques portent sur la rétribution des âmes dans le futur. Le capitalisme s’est émancipé du christianisme, voire a pu se retourner contre lui, mais aurait été impossible sans lui.
« Accumuler, accumuler, c’est la loi et les prophètes » a écrit Marx dans Le Capital. En outre, il a aussi analysé dans ce livre le « fétichisme de la marchandise ». Le communiste allemand avait-il perçu cette dimension religieuse, avant Max Weber ?
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