— par Jean Claude Lebrun —
La langue française et la littérature mondiale viennent de perdre l’une de leurs grandes figures. Édouard Glissant, né en Martinique, est mort à l’âge de quatre-deux-trois ans, à Paris.
Édouard Glissant était certes poète, romancier, dramaturge, essayiste et philosophe. Mais on ne lui rendrait pas justice si l’on s’en tenait à cette simple énumération. Il était, plus encore, une intelligence et une conscience, qui ne cessa jamais de penser ses différentes pratiques dans le mouvement du monde.
La parution de ses premiers poèmes (Un champ d’îles, la Terre inquiète, les Indes), à partir de 1953, précède de peu son engagement dans la lutte pour la renaissance culturelle négro-africaine. De la même façon, le prix Renaudot, attribué en 1958 à la Lézarde, son premier roman, précède d’un an la fondation, avec Paul Niger, du Front antillo-guyanais. Le créateur et l’être au monde marchent chez lui du même pas. Il est alors un lecteur assidu de Frantz Fanon. Sa proximité avec les milieux indépendantistes algériens lui vaut bientôt une assignation à résidence en France métropolitaine, qui durera jusqu’en 1965. En 1961, il signe le Manifeste des 121. Dans le même temps son œuvre prolifère. Roman, théâtre, poésie, essai : au fils des années, jusqu’au bout, il tient tous les fronts à la fois ; il approfondit ainsi ses thèmes romanesques (Malemort, la Case du commandeur, Mahagony), renouvelle sa pratique poétique (Pays rêvé, pays réel, Fastes), amplifie sa réflexion dans trois textes cardinaux (l’Intention poétique, le Discours antillais, Poétique de la relation). En un mouvement qui jamais ne s’interrompt.
De l’identité unique à l’identité multiple
Dans le même temps, Édouard Glissant, qui s’était d’abord reconnu en phase avec le concept de négritude – l’identité noire et sa culture en opposition à la francité et son colonialisme – lancé, en 1947, par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, s’en écarte. À la place, il conçoit la notion d’antillanité, qui ne relève pas de la simple substitution sémantique. Il opère en effet un déplacement du regard, de l’Afrique vers « l’Autre Amérique », pour chercher le nouveau point d’ancrage des identités caribéennes. Dans cette réflexion en rupture sur la créolité, viendront ensuite s’inscrire Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau. Très tôt, Glissant a donc pressenti le mouvement de métissage qui constitue la marque du monde moderne. Récemment encore, il mettait en opposition les « identités-racines », liées aux vieux clivages raciaux et nationaux, et l’« identité-relation », qui prend en compte la multiplicité des interactions linguistiques et culturelles. L’identité unique d’hier cède la place à une identité multiple, pour laquelle il invente l’image des rhizomes formant un vaste réseau souterrain, multipolaire.
L’image et la réflexion : c’est dans leur relation que se noue la singularité d’Édouard Glissant. Car le poétique et le politique ne sont aucunement pensés chez lui comme deux catégories distinctes. Dès les débuts, l’on voit bien comment la poésie ouvre à la politique. Lui-même, plus tard, s’en était souvent expliqué. Il percevait une forte similitude entre conceptions poétiques et visions du monde. Dans les unes et dans les autres, il distinguait deux tendances de fond : l’une fermée, « uniforme, unilatérale », et l’autre ouverte. La différence entre elles ? L’imaginaire, qui permet de voir et de concevoir autrement, de se déplacer vers l’horizon de l’autre et de sortir de ses propres limites. L’écriture ne se mettait pas au service de la politique : la pensée politique jaillissait du cheminement de l’écriture.
Rien de surprenant dès lors qu’il ait fondé, en 2007, l’Institut du Tout-Monde pour « favoriser la connaissance de l’imaginaire des peuples dans leur diversité ». À la mondialisation, il répondait par la mondialité : une attention à la parole multiple des peuples, à la pluralité des langues, à la diversité de leurs modes d’expression artistique, de leurs façons de penser et de leurs formes de vie. L’an dernier, il faisait paraître la Terre, le Feu, l’Eau et les Vents, anthologie de la poésie du Tout-Monde. En manière de conclusion à sa fertile traversée du monde.
Jean Claude Lebrun
in L’Humanité.fr 06/02/2011