— Par Yves-Léopold Monthieux —
La rigueur et la recherche permanente de la vérité conduisaient souvent Edouard Delépine à l’insatisfaction et l’autocritique. On pourrait lui appliquer le mot de Benjamin Constant : « constant dans l’inconstance ». Les anticolonialistes qui n’ont jamais voulu remettre en question les vérités de leur jeune âge n’ont pas compris l’évolution politique d’Edouard Delépine. Ils ne se sont pas aperçus qu’en gardant les utopies des années soixante, ils n’avaient pas cessé d’être eux-mêmes de parfaits assimilationnistes. Cette évolution rappelle la décision de Christiane Taubira, en 1983, de tourner le dos à l’indépendance. La future garde des Sceaux prenait acte de l’évolution de la société, des échecs de la décolonisation en Afrique et de l’avènement de la décentralisation en outre-mer.
Un cluster au Lycée Schoelcher : amoureux d’histoire et militants politiques
Homme politique, Edouard l’était jusqu’au bout des ongles et ne s’était pas privé de l’être déjà lorsque, jeune professeur, il forçait l’admiration de ses élèves par la qualité de son enseignement, certes, mais aussi par la force de ses convictions qu’il savait communiquer. On ne parlait pas encore de fan, mais il en est résulté un véritable cluster au Lycée Schoelcher où vit le jour une génération de jeunes amoureux d’histoire et de politique. Ceux-ci, dont Gilbert Pago et Philippe Pierre-Charles, ont peuplé le parti communiste martiniquais où il avait été le leader des Jeunesses communistes puis le Groupe Révolution Socialiste (GRS) qu’il avait créé avec son ami Edouard Jean-Elie. Il a écrit plusieurs et de fort utiles ouvrages tant sur la période esclavagiste que celle de l’entre-deux guerres et après, mais il a manqué à son magistère le grand ouvrage de référence qui aurait empêché que la plupart des historiens martiniquais ne s’alignent sur l’improbable bible d’Armand Nicolas et du parti communiste martiniquais, l’Histoire de la Martinique.
N’étant pas homme à se réfugier douillettement dans un parti établi, son ancrage final au Parti progressiste martiniquais où il n’avait pas que des amis était surtout dû à son admiration pour Césaire et pour son œuvre. L’homme de Cahier d’un retour au pays natal était le seul référent auquel il s’était attaché, et qui le lui rendait bien. Un jour où votre serviteur s’entretenait avec Edouard à la rue Schoelcher, je le vis bondir de tout son embonpoint en direction du carrefour proche. Le visage rayonnant, un monsieur en costume sombre avait fait arrêter la voiture qui le conduisait, invitant par de grands gestes Edouard à le rejoindre. Ce vieux monsieur c’était M. Césaire lui-même, qui avait cessé depuis peu d’être maire de Fort-de-France.
« Des nains sur les épaules d’un géant ».
Edouard Delépine avait ainsi partagé de nombreux moments d’intimité et de connivence intellectuelle avec celui à propos duquel il s’appliquait, à lui et à d’autres, la célèbre formule : « des nains sur les épaules d’un géant ». Il avait consacré ses dernières années à la publication de son ouvrage Les écrits politiques d’Aimé Césaire, publié en cinq volumes où l’on peut relever l’interview qu’il avait accordée en 1986 à une jeune étudiante nommée Sandra Monthieux. Il ne serait pas sans intérêt pour la Martinique et les nouvelles générations que l’œuvre éparse de l’historien soit rassemblée dans un unique ouvrage destiné en priorité aux étudiants.
Son engagement politique l’avait conduit à être maire, conseiller général et conseiller régional. Amoureux des échanges, en conseil municipal il aimait sentir l’opposition et regrettait parfois de sa part un silence ou une absence. Il savait nouer de bons rapports avec ses adversaires au point que le président Camille Darsières s’était dit troublé, un jour dans les locaux du conseil régional, de voir des opposants du Robert se congratuler. L’historien n’avait pas les mêmes égards pour certains de ses collègues professeurs, dont les leçons relevaient, selon lui, davantage de la propagande politique que de l’histoire. Hésitant à utiliser la plume pour critiquer ces confères, il avait pour ce faire le verbe haut et souvent sarcastique, avec de l’estime cependant pour une jeune historienne membre du PPM qui avait été son élève. Il ne supportait pas la légèreté des travaux historiques, incriminant notamment l’ouvrage cité plus haut dont l’auteur n’indiquait pas ses sources. A son avis, un seul volume eût largement suffi pour rapporter les éléments historiques non contestables qui ne justifiaient nullement plusieurs tomes.
Il n’avait plus rien à son programme, il est parti
A l’exception de Césaire, il n’y avait pas pour lui de personnalité taboue ou intouchable. Il écrivit un ouvrage sur le général de Gaulle « De Gaulle, le 18 juin et les Martiniquais ». Votre serviteur écrivait à ce propos : « Edouard a fait davantage que mettre de l’eau dans son vin, mais on ne s’attendait pas à ce qu’il prenne De Gaulle comme modèle pour le rassemblement des Martiniquais qu’il appelle de ses vœux ». C’est lui qui m’indiqua, parlant de décembre 1959, que Frantz Fanon avait écrit dans un journal tunisien qu’il s’agissait d’un début de révolution où l’on comptait déjà 15 morts, 50 blessés et 150 arrestations. C’est lui aussi qui, alors présent sur le terrain avec des amis des Jeunesses communistes, le lundi 22 décembre dans l’après-midi, admit qu’il s’agissait d’une agitation aux mains du monde interlope, dirigée par le dénommé Diable en personne, et non une émeute politique, comme l’écrivit avec légèreté un professeur acquis à la doxa. Ce dernier sera contredit par la commission Stora à laquelle il participait. C’est lui qui attira mon attention vers 2005 sur les abus de l’usage de la formule d’Aimé Césaire : « génocide par substitution ». A ce propos, me disait-il, le député Césaire n’avait pas, dans son adresse au secrétaire d’Etat du gouvernement, Olivier Stirn, appliqué cette formule à la situation de la Martinique et encore moins au BUMIDOM. Par ailleurs, celui qui, devenu maire du Robert, suivait presque assidument la messe du Vert-Pré, avait eu peine à croire au renoncement par Césaire à des obsèques religieuses. On rappelle que Pierre Aliker allait contre toute attente s’y soumettre quelques années plus tard.
Enfin, il était d’un caractère affirmé qui le poussait à de mémorables gueulantes. En animal politique éprouvé, les campagnes électorales furent pour lui l’occasion de libérer ce caractère qui le poussait parfois à des outrances. L’un des excès du maire du Robert allait l’obliger à quitter bien involontairement la politique active et à faire place à son successeur qui n’en demandait pas tant, mais s’y trouva fort bien.
Lors de notre dernier entretien, il me disait qu’il n’avait pas prévu d’atteindre un si grand âge. Intellectuel et travailleur rigoureux, le professeur n’avait plus rien à son programme, il est parti.
Adieu Édouard et merci.
Fort-de-France, le 18 août 2020
Yves-Léopold Monthieux