« Écologie décoloniale » : repenser la fracture coloniale et environnementale à travers le prisme caribéen

— Par Sabrina Solar —

L’ouvrage de Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, n’aborde pas spécifiquement le XIXe siècle, mais propose une analyse profonde des fractures coloniales et environnementales, en les réarticulant depuis ce que l’auteur désigne comme le « nœud colonial de 1492 » jusqu’à nos jours. Ce livre, récompensé par la Fondation de l’écologie politique et issu de la thèse de Ferdinand, se situe à la croisée de la théorie politique, de l’écocritique et de l’histoire, offrant ainsi une perspective particulièrement précieuse pour les historien.nes, notamment par l’originalité de ses ambitions conceptuelles.

Dès l’introduction, l’auteur énonce clairement sa thèse : l’histoire coloniale ne peut être dissociée des causes profondes des ravages environnementaux actuels. Il s’agit ainsi de repenser ensemble la double fracture coloniale et environnementale, longtemps perçue de manière isolée. Ferdinand explore cette démarche depuis l’espace caribéen, qui constitue un point d’observation crucial pour analyser l’assise économique des empires européens et les conséquences écologiques de la colonisation. L’auteur se positionne dans une démarche cosmopolitique, celle d’un « monde commun » fondé sur des actions politiques pluriverselles, défiant les conceptions traditionnelles qui réduisent la planète à un simple « oikos », un espace à gérer de manière restreinte et exclusive.

L’ouvrage est structuré en quatre parties, débutant avec une analyse de « l’habiter colonial », un concept novateur désignant l’exploitation conjointe des humains et des non-humains. À travers l’exemple des pratiques coloniales françaises du XVIIe siècle, Ferdinand démontre comment la colonisation a inauguré l’entrée dans ce qu’il appelle le « Négrocène », une ère marquée par la transformation des personnes noires en ressources énergétiques, symbolisée par l’expression « bois d’ébène ». Ce concept est illustré par l’analyse du tableau The Slaveship (1840) de William Turner (illustration), inspiré de l’histoire du Zong, un navire négrier ayant jeté 142 esclaves par-dessus bord en 1781. Ferdinand en conclut que les catastrophes naturelles, souvent vues comme des accidents, renforcent en réalité les structures de pouvoir colonial et esclavagiste.

Lire aussi : Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen par Diane Turquety .(madinin-art.net)

La deuxième partie se concentre sur la critique de l’environnementalisme techniciste et néocolonial, représenté par la métaphore de l’« arche de Noé », où seuls quelques privilégiés, souvent blancs, sont choisis pour être sauvés, tandis que les populations noires sont abandonnées. À travers l’exemple de l’île de Vieques à Porto Rico, Ferdinand montre comment les anciennes terres coloniales, après avoir été dévastées par des activités militaires et industrielles, sont ensuite transformées en réserves naturelles, excluant à nouveau les populations locales. Il montre également l’impensé écologique des abolitionnistes, y compris de figures telles que Toussaint Louverture, qui n’ont pas remis en question les formes d’exploitation intensive qui ont continué après l’abolition de l’esclavage.

Le troisième volet de l’ouvrage intéresse particulièrement les historien.nes des luttes environnementales, en proposant une généalogie alternative de l’écologie politique à partir du marronnage, c’est-à-dire la fuite hors du système colonial et plantationnaire. Ferdinand établit des liens entre cette praxis marronne et la pensée de figures telles que Jean-Jacques Rousseau et Henry Thoreau, qui ont également trouvé refuge dans la nature et échappé à la civilisation oppressive.

Enfin, la conclusion du livre invite à repenser l’écologie à partir de la métaphore du « navire-monde », qui, à la différence du navire négrier ou de l’arche de Noé, serait un espace accueillant à la fois les humains et les non-humains, sans distinctions de pouvoir ou de race. Malgré certaines critiques sur son style poétique parfois complexe, le travail de Ferdinand se distingue par sa capacité à renouveler la pensée écologique en y intégrant des perspectives décoloniales et antiracistes, en s’inspirant notamment des travaux de Jason Moore, Aníbal Quijano, et Françoise Vergès.

Sciences humaines
Essais
Collection : Anthropocène
Format : Broché
Pages : 464
EAN : 978202138849724.50 € TTC