—Par Cyril Lemieux, Sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).—
«Les superstitions jouent un rôle important dans la propagation du virus Ebola en Afrique de l’Ouest.» Ainsi s’exprimait récemment une journaliste sur une radio de service public, expliquant que, sur le terrain, nombre de personnes infectées s’entêtent à refuser d’être prises en charge médicalement et, qu’une fois mortes, leurs proches continuent à les enterrer selon les rites traditionnels, lesquels impliquent des contacts dangereux et répétés avec les cadavres⋅ Raison de ces comportements irresponsables ? Les populations considèrent avoir affaire, non à une simple maladie, mais à un châtiment divin⋅ Et la journaliste de préciser que les autorités elles-mêmes encouragent cette interprétation magico-religieuse de l’épidémie : il y a peu, la présidente du Liberia n’a-t-elle pas appelé ses compatriotes à trois jours de jeûne et de prière dans le but d’implorer la protection divine contre Ebola ?
En mettant ainsi en scène, pour la énième fois, le supposé «obscurantisme» des Africains, nombre de journalistes abusent d’une sociologie totalement obsolète : celle qui, pour expliquer les comportements des individus, insiste exclusivement sur leurs représentations mentales. Dans cette tradition représentationaliste, l’ambition est de révéler le poids de la culture et de montrer que les individus agissent d’abord en fonction de ce qu’ils croient, de sorte que, lorsque ce sont des croyances scientifiquement erronées qui les meuvent, ils n’agissent pas «correctement». On en vient, logiquement, à la conclusion que si l’humanité ne progresse pas techniquement et socialement comme elle le pourrait, c’est en raison de blocages culturels et de la prégnance de croyances rétrogrades.
Il est temps que les journalistes qui se reconnaissent dans ce type d’approche changent de logiciel. Qu’ils s’intéressent par exemple au courant qui s’est développé ces trente dernières années sous le nom de «sociologie pragmatique» (1)Même s’il est loin d’être le premier, celui-ci insiste avec une particulière constance sur la «détermination réciproque» des croyances et des actions : les croyances ont certes des effets sur les actions (qui le nierait ?) mais les actions n’en ont pas moins des effets sur les croyances. Autre façon de rappeler que, pour peu qu’évoluent les conditions matérielles et organisationnelles de l’action, changent également les croyances des acteurs.
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