— Par Roland Sabra —
Prenez le même texte, le même metteur en scène, la même scénographie, changez la comédienne et vous obtenez deux représentations, que dit-on ? Deux pièces de théâtre différentes. Le metteur-en-scène José Pliya et la comédienne, chanteuse et musicienne Léopoldine Hummel en ont fait la démonstration vendredi 09 avril 2016 au Tropiques-Atrium en nous proposant « Du domaine des murmures » une adaptation du roman de Carole Martinez publié aux éditions Gallimard et ayant obtenu le prix Goncourt des lycéens en 2011.
Il y avait pourtant beaucoup à redouter de la transposition sur le dispositif très frontal propre à la salle Frantz Fanon d’une pièce jusqu’alors jouée dans des espaces intimistes, comme le caveau du Théâtre de poche de Montparnasse ou la petite salle du Théâtre des Halles d’Avignon. On se souviendra des critiques nuancées, ou réservées exprimées dans Madinin’Art. D’autres venues de quelques sommités théâtrales dont on taira les noms et exprimées de vive voix allaient dans le même sens. Elles portaient sur l’usage jugé « incongru », « anachronique » d’un micro de pied pour amplifier la voix de la comédienne. José Pliya connaissait ces critiques plusieurs fois entendues mais il a persévéré dans cette voie. Et il a eu raison ! Cette intuition était la bonne. Intuition parce à lui poser la question du pourquoi et du comment de la chose, les réponses obtenues semblaient bien vagues, un peu floues. Mais on sait qu’aller demander à un artiste les raisons de son œuvre est bien souvent s’exposer à la déconvenue.
On peut néanmoins conjecturer que les talents de la comédienne Léopoldine Hummel ne se limitant pas à ceux d’une actrice mais englobant ceux de musicienne et de chanteuse ont largement contribué à ce choix. Visiblement la présence constante du micro, à sa droite dans cette formulation, ne lui pose non seulement aucun problème mais lui semble d’une grande familiarité. Au lieu d’être un objet étranger au contexte de son travail, situé au XII ème siècle il apparaît comme non pas un accessoire mais comme un complice, presque un partenaire, avec lequel elle joue. Son usage lui permet de moduler le texte avec une grande subtilité et ce faisant de le faire entendre d’une toute autre façon. Elle met ainsi en valeur des densités de la parole d’Esclarmonde jusque là inaudibles. A l’enferment dans l’étroite prison, bien figuré par la rigidité du corps, le peu d’amplitude des mouvements, la fixité des déplacements s’opposent la fluidité d’une parole qui use d’un spectre sonore allant du murmure, bien sûr, au cri le plus strident en passant par la mélodie, par le chant. Emmurée, recluse à vie, victime d’une oppression patriarcale sans nom, Esclarmonde est une femme dont la parole est libre. Une femme qui faute de trouver un époux terrestre à sa hauteur d’âme ne peut concevoir de noces qu’avec le Fils du Père, expression qui en l’occasion souligne dans sa formulation l’ambiguïté et le tragique de sa situation. C’est ce que nous fait entendre la performance de Leoplod Hummel dans une belle intensité avec une présence sur scène qui irradie l’écran noir du plateau. Prise entre amour maternel et passion filiale elle nous dit dans un balancement incessant entre dehors et dedans qu’il est des prisons plus solides que les murailles du chateau des Murmures, que la parole enclose dans le secret des gorges est à l’obscurantisme, à la pensée magique ce que la source est au fleuve et qu’il est des libertés à gagner dans l’émergence d’un non, dans l’affirmation d’un désir.
José Pliya et Léopoldine Hummel ont fait la démonstration que leur travail prenait une autre dimension et pouvait rayonner dans espace scénique dit à « l’italienne » pour peu que celui-ci dispose de moyens techniques de qualité et c’était le cas ce soir là. La largeur du plateau a aussi permis de donner une plus grande respiration au travail des lumières jusque-là étouffées. Juste un regret, celui de ne pas avoir les références de la belle création sonore de Jordan Allard, émouvante au plus profond des coeurs, pour la réécouter hors contexte.
Ce que l’on a vu ce soir là à Tropiques-Atriuml confirme encore ce que l’on sait déjà : « On ne voit jamais deux fois la même pièce ».
Fort-de-France, le 10/04/2016
R.S.