— Par Sonya Faure —
Près de 120 ans après sa parution aux États-Unis, le classique de l’enquête sociologique «les Noirs de Philadelphie» est enfin traduit par Nicolas Martin-Breteau. Fondateur oublié de la sociologie aux côtés de Durkheim et Weber, Du Bois est un précurseur des «black studies» ou de l’intersectionnalité.
C’est un peu comme si, pendant près d’un siècle, on était passé à côté de Max Weber ou de Durkheim. Penseur de la question raciale dans les États-Unis de la ségrégation, arpenteur de ce qu’on n’appelait pas encore les «ghettos urbains», l’intellectuel noir américain William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963) a de son vivant été négligé par l’université, rarement cité par ses confrères, puis oublié des grands manuels de sciences sociales. Ses travaux scientifiques ont longtemps été éclipsés par son engagement militant pour les droits civiques. Pourtant ses idées avant-gardistes n’ont cessé d’infuser la sphère intellectuelle. Dès 1900, il prophétisait, lors de la première conférence panafricaine, à Londres : «Le problème du XXe siècle est le problème de la ligne de partage des couleurs.»
«Il ne fait aucun doute que s’il avait été blanc, Du Bois aurait été considéré d’emblée comme un fondateur de la sociologie», estime l’historien spécialiste des États-Unis Nicolas Martin-Breteau. Dans ce pays, Du Bois est désormais l’un des sociologues les plus étudiés. Son œuvre théorique a été réhabilitée à la fin des années 60, quand les étudiants et les enseignants noirs ont intégré massivement l’université et que se sont affirmées les «black studies». De grands auteurs noirs américains ont fait leur miel de ses fulgurances, de Toni Morrison à l’essayiste Ta-Nehisi Coates, et en 2006, le prix de l’association américaine de sociologie a même été rebaptisé «Prix W.E.B. Du Bois».
En France pourtant, il aura fallu attendre le milieu des années 2000 pour que les travaux de cet intellectuel dépassent le cercle des spécialistes. Ces temps-ci, l’actualité Du Bois se précipite : un colloque, organisé par l’université de Chicago, lui était consacré le mois dernier tandis que les Noirs de Philadelphie, paru aux États-Unis en 1899, vient pour la toute première fois d’être publié en France en septembre (La Découverte).
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Dans cette grande enquête sociologique, Du Bois se révèle être le théoricien avant l’heure de ce qu’on n’appelait pas encore «l’intersectionnalité» ou le «white gaze» (le «regard blanc»), capable de nouer dans une approche moderne les questions de races, de classes et de genre, à la fois critique du capitalisme et du «préjugé racial».
Une expérience étrange
Précurseur, Du Bois l’était y compris dans son parcours. Il fut le premier Noir à soutenir un doctorat à Harvard en 1895. Les universités les plus prestigieuses (et les plus blanches) ne lui proposent pas de poste et il est recruté par l’université noire d’Atlanta. Qu’il quitte, en 1910, pour fonder la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), l’une des organisations les plus actives pour les droits civiques. Du Bois est marxiste, pacifiste, panafricaniste. Le premier chapitre de son livre les Ames du peuple noir, un recueil d’essais qui connut un grand succès lors de sa parution en 1903, est devenu un texte fondateur pour les militants noirs-américains (1). «Etre un problème est une expérience étrange», y écrit notamment Du Bois. C’est justement pour mieux comprendre «le problème noir» (une expression que Du Bois passera sa vie à déconstuire) que l’université de Pennsylvanie confie au jeune Du Bois l’étude de la population noire du 7e District de cette ville – étude qui donnera jour à l’ouvrage les Noirs de Philadelphie, qui paraît en 1899, deux ans seulement après le Suicide de Durkheim. Au moment de l’écriture du livre, plus d’une centaine de lynchages ont lieu chaque année aux États-Unis. Et nombreux sont les intellectuels qui considèrent encore que les Africains-Américains sont «naturellement» inférieurs aux Anglo-Saxons. C’est dire si l’enquête de Du Bois (malgré ses sentences élitistes, et un ton paternaliste dont il débarrassera vite ses écrits) va trancher avec l’air «scientifique» du temps. Son hypothèse est la suivante : le savoir peut déciller les mentalités, la science et la recherche peuvent agir sur le réél. Pour que le regard des Blancs sur les Noirs évolue, il lui faut prouver l’existence d’un «préjugé racial» de manière minutieuse, factuelle, indiscutable. «L’ensemble de l’ouvrage peut ainsi se lire comme une archéologie de l’oppression raciale», écrit Martin-Breteau, qui a traduit l’ouvrage en français (lire page 24).
Pour cela, il est l’un des tout premiers à employer des méthodes d’enquêtes d’une grande modernité : une sociologie de terrain, fondée sur l’observation et sur la distribution de questionnaires à 2 500 familles noires. «Alors que la sociologie américaine était très moralisatrice, il mène un travail empirique remarquable, fondateur», assure le sociologue Nicolas Duvoux (Paris VIII). Du Bois ironise sur les «sociologues de fauteuil», qu’il appelle encore «sociologues de pare-brise», «ayant des Noirs la connaissance lointaine des touristes en villégiature». Lui «rejette toute forme de théorisation» et veut «mettre de la science dans la sociologie».
Voile de couleur
Très vite éclipsé par la prestigieuse Ecole de sociologie de Chicago, qui analyse les questions de l’urbanisme, des migrations et de la criminalité au début du XXe siècle, son travail influencera pourtant, des décennies plus tard, la sociologie de la justice et la criminologie, celle de la santé, de la religion, des loisirs ou de la théorie urbaine, énumère Martin-Bretteau dans sa préface. «Max Weber estimait avoir rencontré avec Du Bois l’un des chercheurs en sciences sociales les plus accomplis», rapporte Stéphane Dufoix, professeur de sociologie à l’université Paris-Nanterre.
En labourant sans relâche son terrain d’études, Du Bois a une intuition fondamentale. «Il articule très tôt la classe et la race, ce qui est alors exceptionnel, remarque Duvoux. Il dépeint ainsi la concurrence entre ouvriers européens immigrés et Noirs américains, ou la manière dont la nouvelle bourgeoisie noire tente de se distinguer des plus pauvres. Dans les Noirs de Philadelphie, Du Bois construit une réelle pensée de l’égalité.» Avec une modernité sidérante, le sociologue envisage la «race» comme un rapport de force, un affrontement, «une relation de pouvoir inégale», selon Martin-Breteau : «Du Bois invite à reformuler le « problème noir » comme un problème blanc, produit et reproduit par la société blanche.» Les races sont pour lui une construction sociale et historique. Et quand Du Bois écrit, en 1898, dans The Study of the Negro Problems, que l’inégalité qui frappe les Africains-Américains ne vient pas «d’un problème mais plutôt d’un enchevêtrement de problèmes sociaux», on croirait lire la définition de ce qu’on nomme aujourd’hui l’intersectionnalité. «Du Bois transforme la question noire en ce sens qu’il la dé-biologise, rapporte Stéphane Dufoix. L’identité repose sur le regard de l’autre. On n’a pas une identité parce qu’on posséderait un élément commun à toute une communauté, mais parce qu’on s’identifie, ou qu’on est identifié à elle.»
Dans les Ames du peuple noir (1903), Du Bois raconte le moment brutal où, enfant et métis, il a eu «la révélation fulgurante» d’être noir. «Je me rappelle très bien quand l’ombre m’a balayé», écrit-il. Dans sa petite école en bois de la Nouvelle-Angleterre, les enfants se procurent des cartes de visite et jouent à se les échanger. Une grande fille refuse celle que Du Bois lui tend. «Alors il m’est apparu avec une soudaine certitude que j’étais différent des autres ; ou comme eux, peut-être, mais coupé de leur monde par un immense voile.»
La métaphore du voile de couleur structure toute l’œuvre de l’intellectuel. «Selon lui, un voile sépare les « races » d’hommes plus sombres et les « races » d’hommes plus claires, non seulement aux États-Unis mais partout dans le monde», analyse Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne et coauteure, avec Matthieu Renault, d’un ouvrage sur le concept de «double conscience» chez Du Bois à paraître aux éditions Amsterdam à l’automne 2020. Placés de part et d’autre de ce voile, ces deux mondes s’ignorent. «Ils ont bien des rapports politiques et économiques, mais aucun échange intellectuel ni culturel, poursuit Bessone. Or, rappelle Du Bois, le monde noir a des traditions et des concepts complètement ignorés par le monde blanc.»
«C’est une sensation bizarre, écrit Du Bois dans les Âmes du peuple noir, cette conscience dédoublée, ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante.» Dans ses articles parfois virulents et radicaux pour le magazine The Crisis, l’organe de la NAACP, dans le projet d’Encyclopedia Africana qu’il dirige, ou dans son livre Black Reconstruction, Du Bois tisse le fil d’une autre histoire, «celle de l’engagement des Noirs qui ne suit plus le récit traditionnel construit par les Blancs, selon lequel « on leur a donné la liberté et ils n’ont rien su en faire »», rapporte Bessone. Car dans un monde largement façonné par les Occidentaux, les descendants d’Africains ne se regardent jamais directement eux-mêmes, mais toujours à travers les yeux des Blancs, selon lui. C’est ce qu’il appelle la «double conscience», un autre concept fondamental de son œuvre. «S’il s’agit d’abord d’une conscience aliénée, ou d’une conscience malheureuse, explique Bessone, de cette situation peut aussi naître une « double vue » : en prenant conscience de leur situation, les Noirs Américains peuvent développer la capacité d’une connaissance plus objective du monde.»
«L’identité noire»
Ces «deux âmes» réunies «dans un seul corps noir», Du Bois tentera de les réconcilier dans son parcours militant. Au tournant du XXe siècle, il s’oppose rudement au «compromis d’Atlanta» de Booker T. Washington, le leader noir américain le plus influent de l’époque, qui prône une attitude patiente et conciliante avec les Blancs : mieux vaut pour les Afro-Américains abandonner provisoirement la lutte pour l’égalité politique selon Washington, et miser sur la formation professionnelle des jeunes Noirs qui contribueront ainsi à l’essor économique du pays. Ni séparatiste, comme Marcus Garvey, ni assimilationiste, «Du Bois a un positionnement singulier, note Dufoix. Il tente de tenir les deux paradigmes ensemble : défendre la possibilité pour les Noirs d’obtenir les droits civiques et d’être pleinement américains, sans pour autant renoncer à l’identité noire : pour lui, il existe une civilisation noire qui n’a pas encore délivré son message.»
Pacifiste, proche des communistes, un temps poursuivi en justice pour ses activités «antiaméricaines», Du Bois meurt le 27 août 1963 au Ghana, pays dont il a, au soir de sa vie, adopté la nationalité. Le lendemain, Martin Luther King prononce son discours I Have a Dream.
(1) Publié en France à La Découverte en 2007.
Sonya Faure
Source : Liberation.fr