–– Par Selim Lander ––
Ouverture en beauté et tout autant en force de cette nouvelle saison avec deux spectacles de cirque dans une salle Césaire pleine à craquer et débordante… d’enthousiasme. Le cirque – le cirque contemporain tout particulièrement – a de quoi séduire tous les spectateurs puisque, au-delà de l’admiration, voire de la stupeur devant des performances physiques inaccessibles au commun des mortels, il se révèle – puisqu’il est aussi un art – capable de nous transporter dans un monde chargé de sensations, d’émotions bien éloignées de nos préoccupations quotidiennes. Il s’apparente ainsi à la musique interprétée par un virtuose dont nous admirerions autant la technique que la sensibilité, le cirque demeurant néanmoins plus accessible que la musique puisque l’on ne saurait vraiment juger de la qualité d’un virtuose sans un long apprentissage.
Au menu de cette soirée inaugurale, deux pièces présentées par deux compagnies différentes mais alliées et dont les distributions se recoupaient partiellement.
Via de la compagnie Les Mélangeurs
Via est centrée sur Ode Rosset, une spécialiste du mât chinois, mais fait également appel, conformément à l’intitulé « Les Mélangeurs », à un musicien, Jérôme Cury (par ailleurs le directeur de cette compagnie du Pas-de-Calais) et une chanteuse, Fatima El Hassouni, auxquels s’ajoutent pour la circonstance deux acrobates de la compagnie Sencirk. La pièce raconte, nous dit-on, un parcours, celui de l’être qui retrouve à la fois son authenticité et son universalité à travers divers épreuves. Avouons tout de suite que nous n’avons pas cherché à retrouver une telle histoire dans la pièce – ce n’est pas le lieu de trancher ici sur l’utilité des notices explicatives qui veulent nous imposer les clés pour comprendre les œuvres, qu’elles relèvent du spectacle vivant ou des arts plastiques –, nous contentant de nous laisser bercer par la musique et la poésie qui surgissent immédiatement de cette pièce qui cultive la lenteur et la douceur.
Ode Rosset maîtrise parfaitement son art, une technique exigeant non seulement une parfaite technique mais encore une condition physique parfaite. Rappelons que la figure la plus spectaculaire consiste à se laisser glisser/tomber du haut du mât et à se bloquer à quelques centimètres du sol… Jérôme Cury est présent sur le plateau avec toute une panoplie d’instruments, des gongs plus d’autres bricolés, comme un jerrycan vide ou une calebasse remplie d’eau. Fatima El Hassouni cultive pour sa part avec bonheur un chant affranchi des mots, à côté de chansons en arabe : une musique douce qui contribue à l’atmosphère raffinée de cette pièce. L’irruption des deux acrobates de la troupe sénégalaise lui ajoute une autre dimension sans la perturber. Bref un très beau spectacle.
Man Fan Laa de la compagnie Sencirk
L’histoire de SenCirk tient du conte de fées, celui d’un gamin, Modou Fata Touré, échappé de son école coranique, en Gambie, où on le forçait à mendier pour gagner son pain en même temps que celui de son maître. Parvenu à Dakar, il échoua après quelques mois d’errance à l’Empire, un lieu qui accueillait des petits talibés, en fuite comme lui. C’était en 2004 ; il avait alors quatorze ans. Dix-huit ans plus tard, il est non seulement un artiste de cirque reconnu mais il a créé une compagnie avec laquelle il se produit désormais à l’étranger et donc jusqu’en Martinique. Il découvrit le cirque en 2006, grâce à une troupe suédoise de passage qui proposait un atelier aux enfants de l’Empire ; maintenant c’est lui qui anime un atelier… En 2008, il est parti se former en Suède, avant de créer, l’année suivante, sa compagnie à Dakar.
Man Fan Laa (« Moi où je suis? ») rassemble cinq acrobates originaires du Sénégal ou de Guinée. Au fond du plateau, une pyramide de trois bois, comme la carcasse d’un tipi, d’où s’extrairont les circassiens après une ronde endiablée sur les trois supports horizontaux. Ici, pas de tremplin ou de trampoline comme dans certaines troupes acrobatiques. On fait avec les moyens du bord, bâtons, bassines en plastique, sacs de riz (remplis, suppose-t-on, de mousse), un art pauvre, donc, qui confère à cette pièce son originalité. Une pièce qui – nous dit-on en l’occurrence – traverse la question des migrations tout comme celle de la place de l’artiste dans la société. Soit.
Vient-on vraiment au cirque, fût-il contemporain, pour y découvrir un message ? Disons que, à nouveau, nous n’avons pas cherché aussi loin. Admirer en toute innocence cette pièce vraiment spectaculaire nous ayant, en effet, suffisamment comblé. D’abord, on ne peut qu’être subjugué par la plastique des cinq acrobates. Certes, on ne sait plus très bien de nos jours, dans une époque devenue si sensible à tout ce qui peut paraître une différence, s’il est encore admissible de s’intéresser aux corps dans leurs particularités (1). Reconnaissons quand même que ces corps-ci sont semblables à des statues michelangelesques, … à ceci près qu’eux ne restent pas inanimés et qu’ils font preuve d’une agilité qu’on n’attendrait pas nécessairement alors qu’ils dégagent une telle force.
Il n’est pas si facile de faire vivre pendant plus d’une heure un spectacle sans parole, d’autant que le répertoire des figures possibles n’est pas si étendu, et pourtant, grâce aux changements d’accessoires, les tableaux s’enchaînent sans paraître répétitifs. Et l’on est subjugué par la force et le dynamisme convoyés par les cinq acrobates qui nous ébahissent tout en s’amusant.
M.E.S. : Jérôme Cury, Sabine Mendy et Modou Fata Touré. Interprètes : Mamadou Aidara, Mame Alioune Badara Sall, Ibrahima Camara, Malick Soumah, Modou Fata Touré. Avec des chants Wolof, une musique originale de Jérôme Cury.
Tropiques Atrium – Scène nationale, Fort-de-France, le 17 septembre 2022.
(1) Rappelons un incroyable fait divers tout récent, Facebook censurant la publicité concernant le film Beautiful Blue Eyes de Joshua Newton au motif que l’entreprise refusait tout contenu « comprenant des affirmations ou des implications directes ou indirectes sur la race d’une personne ». Il a fallu une forte mobilisation pour que l’entreprise de Mark Zuckerberg revienne sur cette décision grotesque. Notons d’ailleurs – même si ce n’est pas en cela que la décision de Facebook était contestable mais cela la rend encore plus absurde – que des « personnes non-blanches » sont également d’avoir des yeux bleus !