— Par Christian Jean-Etienne, Président du Comité Devoir de Mémoire —
22-Mé pli bel dat’ : C’est autour des années 1970 qu’on entend ce slogan en Martinique.
Le premier ouvrier qui a œuvré pour sortir de l’oubli cette date du 22 Mai 1848 est l’historien Armand Nicolas, véritable pionnier de ce travail de mémoire qui a publié une brochure dans laquelle il apportait des arguments de taille pour contrer ceux qui étaient favorables à célébrer la date du 27 Avril, celle du décret de Victor Schoelcher. Ce dernier choix à l’époque rassemblait le plus grand nombre, notamment les hommes de Droite en Martinique.
Toutefois le travail d’Histoire commence bien plus tôt et s’inscrit dans un contexte particulier, avec la prise de conscience collective de la population, la pensée de Frantz Fanon, les écrits d’Aimé Césaire, la quête identitaire avec le mouvement de la Négritude … il trouve son origine dans la naissance du mouvement anticolonialiste en Martinique, à la fin des années 1960 et dans les années 1970 et 1980. Cette période est jalonnée de quelques évènements mémorables : Décembre 59, l’ordonnance de 1960 qui sanctionne trois fonctionnaires martiniquais militants politiques (Jean Dufond, Armand Nicolas, Éleuthère Mauvois), l’emprisonnement et le procès des jeunes de L’OJAM (Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste Martiniquaise), les trois morts du Lamentin en Mars 1961 qui s’ajoutent à ceux du François de 1900 et le discours du maire Georges Gratiant « sur trois tombes » , les évènements de Chalvet de Février 1974 …
La Martinique est partagée en deux clans
A tous ces faits historiques qui illustrent l’histoire des peuples noirs en lutte, s’ajoute le travail de conscientisation mené par l’AGEM auprès des étudiants martiniquais qui rentrent au Pays et s’investissent dans le militantisme.
On assiste à la naissance du Groupe d’Action Prolétarien (GAP) en 1970, créé à l’initiative d’étudiants alors appelés « gauchistes » . Cette période voit apparaître bon nombre d’organisations anti-colonialistes en Martinique (« Septembre 1970 » , « Les Marronneurs » , le Groupe Révolution Socialiste …) et la création de nouveaux partis politiques qui choisissent le mot d’ordre d’indépendance nationale.
En 1977, paraissait un livre d’histoire des Antilles intitulé « Chimen libèté – Histoire des Antilles » , ouvrage collectif où l’on retrouve l’empreinte de Tijo Mauvois, notre camarade et ami trop tôt disparu, est le supplément au journal Jingha, magazine de la Ligue d’Union Antillaise, association oeuvrant dans l’émigration antillaise à Paris. Il faut ajouter l’existence d’autres publications militantes « Djok » à Paris en 1975, « Grif an tè » en 1977 rédigé entièrement en créole. Autant d’éléments qui ont construit et contribué à la reconnaissance et à la célébration du 22 Mai. Il faut rappeler aussi la popularisation de cette date par le travail militant du chanteur Djo Désormeaux qui dans cette même période éditait un 45 Tour « 22 Mé Pli bel Dat’ » .
Les commémorations de dates historiques se multiplient comme celle de Septembre 1870. Autant d’éléments qui jalonnent cette période riche en faits marquants qui vont renforcer cette revendication.
La Martinique est alors partagée en deux clans : les partisans du 27 avril, date du décret de Schoelcher, et ceux du 22 Mai qui illustre le soulèvement des esclaves contre l’ignominie d’un système inhumain. Ces événements révolutionnaires entraînèrent la signature du décret le 23 mai par le gouverneur Rostolan qui libérait les esclaves sur le champ, bien avant l’arrivée de Perrinon qui portait le décret. Il s’en est suivi une véritable querelle d’intellectuels qui anima les débats jusqu’en 2001 et même après, date à laquelle fut reconnue officiellement le 22 Mai jour chômé et payé par François Mitterrand qui arrive au pouvoir avec la Gauche française.
Que nous a apporté le 22 mai ?
– D’abord du courage et de l’audace pour lutter contre l’oubli, contre la volonté affichée du pouvoir en place de gommer la réalité de ces dates historiques : 21, 22 et 23 mai 1848, véritable révolution contre le système esclavagiste.
Car les choses n’ont pas été faciles, il a bien fallu plusieurs années de luttes durant lesquelles les politiques, les organisations syndicales mobilisaient leurs militants par une journée de grève afin de populariser cette lutte pour la libération des esclaves. Il faut rappeler le rôle de Marc Pulvar, syndicaliste, leader de la CSTM et ses opérations « rideaux baissés » à Fort-de-France. Il faut rappeler aussi l’audace des enseignants qui ont pris le risque d’intégrer, dans leurs cours d’histoire, ces séquences pédagogiques sur l’esclavage et qui eux aussi se mobilisaient par la grève le 22 mai pour organiser sur place, dans leur établissement, des forums-débats illustrés de diapositives autour de ces évènements, afin de montrer à leurs élèves la réalité de la Traite, du commerce triangulaire et afin de dénoncer les conditions de vie et les maltraitances subies par nos ancêtres esclaves.
– De l’espoir de croire en nous-mêmes, car un véritable verrou a sauté dès lors que la date du 22 Mai fut hissée au rang des dates historiques pour permettre de nous libérer l’esprit et de croire en la possibilité de construire une identité martiniquaise et un peuple.
– 1990 : Revendications du corps enseignant : APHGM, EGHIN, UGTM-ÉDUCATION …
– Les programmes d’histoire, calqués sur le modèle de la France hexagonale ne correspondent pas aux réalités ni aux besoins de la population.
Il y a eu du chemin parcouru depuis l’avènement de cette date historique du 22 Mai : ?
– Des lieux de mémoire ont fleuri, des statues de Nég marron, des monuments symbolisant la liberté exprimant l’audace de leurs auteurs artistes plasticiens : celui de Khoko René-Corail au Lamentin, à Trénelle, à l’entrée du Campus de Schoelcher, d’autres au Précheur, le mémorial du Cap 110 au Diamant, réalisé par Laurent Valère.
– Le magnifique Mémorial ACTe érigé en Guadeloupe. Monument construit pour apaiser la mémoire douloureuse du passé ou pour rouvrir des plaies jamais vraiment cicatrisées ?
– De nombreuses publications d’articles scientifiques, d’ouvrages, facilités par l’accès aux sources historiques.
– les recherches universitaires, l’organisation de colloques scientifiques (…)
– Adaptation des programmes d’histoire-géographie et surtout publications de manuels scolaires par des enseignants impliqués dans la formation pédagogique et soucieux d’oeuvrer pour sortir l’histoire de la Martinique de l’amnésie.
– Vingt ans après la reconnaissance de la date du 22 Mai 1848, soit en 2001, c’est le vote de la loi Taubira qui reconnaissait l’esclavage, la traite transatlantique des Noirs comme Crime contre l’Humanité qui va consolider le travail de reconnaissance.
Il reste encore beaucoup à faire
Maintenant que tout le monde a accepté de célébrer cette date, même les partis de droite se joignent aux manifestations et essayent de l’apprivoiser, il faut continuer à se battre pour éviter la banalisation de cette commémoration et éviter que cette date de mémoire, « chômée et payée » ne se transforme en « fête patronale » et qu’elle ne perde ainsi sa valeur historique.
– Toutes ces mémoires réveillées vont-elles faciliter l’entrée de ces pages d’histoire sombre de la France dans l’histoire générale ? (…)
Aux historiens, une fois de plus, de faire le lien, de créer du sens dans ces mémoires pour éviter les amalgames qui conduisent souvent à la haine ou à l’incompréhension.
Un autre chantier est ouvert aujourd’hui : travailler sur la réparation. Car, si les colons propriétaires d’esclaves ont été indemnisés, les esclaves n’ont rien reçu sinon la liberté sans rien de plus. En 1848, au lendemain de l’abolition, le silence et l’oubli ont été encouragés par les autorités. Le gouverneur Rostolan recommandait en Martinique « … à chacun l’oubli du passé » . L’objectif étant d’oublier au plus vite pour faciliter l’accès des esclaves libérés au rang de Citoyen, « L’autre Citoyen » comme le précise Syliane Larcher dans son ouvrage du même nom.
Relier les événements entre eux et problématiser davantage l’enseignement de la traite négrière et de l’esclavage en utilisant les récents résultats de la recherche, serait retrouver les fondements de la démarche historique et lever les malentendus des programmes. Il serait possible ainsi de contribuer à sortir l’histoire de l’esclavage et de la Traite négrière des marges de l’histoire scientifique afin de contribuer à en faire un élément majeur d’une histoire globale.
Les propositions deu comité devoir de mémoire
– la gratuité des droits sur les documents utilisés dans la publications d’outils pédagogiques.
– la création d’un musée de l’esclavage qui permettrait l’accès populaire de ces pages d’histoire et l’explication d’un processus au plus grand nombre.
– des concours de BD, de nouvelles, de quizz, des animations scolaires.
– Le CDM milite actuellement pour la création d’un laboratoire de recherche en Martinique qui permettrait aux militants qui travaillent depuis des années de manière bénévole à mettre ensemble leurs travaux de recherches, à accéder plus facilement à toutes les Archives et aux autres sources historiques, à échanger leurs outils pédagogiques, à partager leur savoir au sein d’une véritable structure à la manière de ce qui est réalisé par les Anneaux de la Mémoire à Nantes, depuis plusieurs années. Dans l’objectif d’un Développement :
– En finir avec le mal-développement en Martinique
– Sortir la Martinique de cette « économie de plantation » qui la paralyse.
– Penser le développement sous forme de Réparation-Développement
– Développer l’innovation technologique appliquée à nos potentialités agricoles, aux transformations agro-alimentaires, à la biodiversité.
– Faciliter les actions de la SAFER afin de récupérer les terres en friches et permettre aux jeunes agriculteurs de s’y installer.
-Développer la formation professionnelle dans les domaines en lien avec les besoins de la Martinique.
– Développer les prêts bancaires à des taux préférentiels.
– Proposer un projet de développement qui devrait nous permettre de vivre ensemble au-delà de nos différences.
– Le Comité Devoir de Mémoire avec lucidité et rigueur intellectuelle continue son travail sur le droit à l’histoire, à la recherche de réponses vraies sans tomber dans les travers de l’inertie mémorielle, ni de la mémoire victimaire.
– Il oeuvre pour une mémoire partagée sur les chemins de la vérité.
S’il s’agit pour certains de tourner la page, encore faut-il la lire d’abord.
Christian Jean-Etienne, Président du Comité Devoir de Mémoire
Publié, une première fois le 7 juin 2018 sur Madinin’Art
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Vous trouverez ici le fruit d’un travail passionné de deux années qui a rassemblé un collectif de femmes et d’ hommes dans l’unique but de participer à la réhabilitation d’une histoire raturée, gommée : l’histoire de l’esclavage transatlantique, qui a bien duré quatre siècles et brisé des millions de vies ! Comme le dit Lydie Ho-Fong-Choy Choucoutou, professeur de lettres, « il ne s’agira nullement de réveiller les démons du passé, comme le pensent certains, mais de restituer des repères historiques à des populations dépourvues de mémoire. Il s’agira surtout de s’approprier une histoire qui constitue l’acte fondateur des sociétés guyanaises mais aussi antillaises et réunionnaises … » Selon Michaella Perina, philosophe, « c’est de mémoire collective qu’il s’agit, et il importe que l’humanité tout entière garde en mémoire ce que l’homme a été capable de faire de pire à son semblable, ainsi que les multiples formes de légitimation qu’il a été capable de fournir, d’inventer… » Aux côtés de l’écrivain Patrick Chamoiseau, qui sonde les profondeurs de la mémoire obscure et de la mémoire consciente, Dany Bébel-Gisler, ethnologue et linguiste, nous propose de reconstruire le lien brisé. Alors que l’écrivain Édouard Glissant, dans une déclaration solennelle, inter pelle sur le poids de la traite et de l’esclavage, Emmanuel Jos, juriste, qualifie le crime et argumente la réparation. Howard Dodson, directeur d’un centre de recherche sur les cultures du monde noir, à partir de travaux de recherche d’économistes américains en évalue le prix. Enfin, Aldiouma Cissokho, militant pour les droits de l’homme, nous restitue une réalité contemporaine : l’esclavage existe encore en tant qu’institution en Mauritanie. Ainsi, plus de vingt auteurs, par des analyses croisées, témoignent de nos complexités, de nos ambiguïtés, de nos richesses … Le Comité Devoir de mémoire, lui, en vous invitant au débat, garde le fervent espoir d’un large soutien de la communauté noire, pour une reconnaissance de l esclavage afro-américain comme crime contre l’humanité, par l’ensemble des nations du monde, ouvrant ainsi la voie à des réparations nécessaires.
Détails sur le produit
Broché: 248 pages
Editeur : Karthala (31 mai 2017)
Collection : Hommes et Sociétés
Langue : Français
ISBN-10: 2811118632
ISBN-13: 978-2811118631
Dimensions du produit: 24 x 1,7 x 16 cm