— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Le présent article s’inspire amplement de la lecture du livre « Droits linguistiques » et « droit à la langue » : identification d’un objet d’étude et construction d’une approche », un exceptionnel ouvrage de référence paru sous la direction de Ghislain Potriquet, Dominique Huck et Claude Truchot et qui rassemble les Actes du colloque international de Strasbourg organisé les 25 et 26 septembre 2014. Publié avec le concours de l’Université de Strasbourg, l’ouvrage de 248 pages est paru en 2016 aux Éditions Lambert-Lucas. Un collègue enseignant basé au Cap Haïtien et qui s’intéresse à la question des droits linguistiques en Haïti, a été invité à commenter les temps forts de cette publication que nous lui avions auparavant acheminée. Après l’avoir consultée, il a formulé une objection majeure qui mérite d’être écoutée et mise en perspective. Quel est l’intérêt, dit-il, de discuter de droits linguistiques aujourd’hui en Haïti alors que le pays tout entier –mis en coupe réglée par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste depuis onze ans et soumis à la fureur des gangs armés qui contrôlent de larges portions du territoire national–, voit s’éteindre à petit feu le droit à la vie et à la sécurité pourtant garanti par la Constitution haïtienne de 1987 ? Dans un pays, poursuit-il, assauté par les gangs armés plus ou moins affiliés au secteur mafieux de la bourgeoisie monopoliste et aux politiciens véreux du PHTK néo-duvaliériste, les droits fondamentaux du citoyen implosent à chaque coin de rue. Et nous voici revenus, insiste-t-il, à la nuit mortifère, sanglante et cadavéreuse de la dictature de François Duvalier « par la grâce maudite du Core Group » qui soutient, contre la volonté de la société civile haïtienne, le régime le plus corrompu que connaît Haïti depuis 1987. La presse haïtienne se fait chaque jour l’écho de ce que certains analystes nomment la « permanente tragédie haïtienne » comme en témoigne l’article d’AlterPresse du 4 avril 2023, « Criminalité – Près de 400 cas de kidnapping, de janvier à mars 2023 en Haïti, enregistre le Cardh ». Selon l’ONU, 80% de la zone urbaine de la capitale, Port-au-Prince, serait sous le contrôle ou sous l’influence des groupes armés qui tiennent haut le pavé également dans les villes de province.
Le diagnostic des institutions haïtiennes des droits humains et de la presse locale est amplement partagé par le politologue Frédéric Thomas, enseignant-chercheur au CETRI de l’Université de Louvain et auteur de nombreuses études sur Haïti.
Dans un retentissant article daté du 6 juillet 2022 et intitulé « Haïti, État des gangs dans un pays sans État », Frédéric Thomas expose qu’« Haïti est devenu le pays au monde avec le nombre le plus élevé d’enlèvements par habitant ; plus de 1 000 en 2021. Au cours des cinq premiers mois de cette année 2022, la police a déjà enregistré plus de 200 homicides et 540 kidnappings –198 pour le seul mois de mai–, s’accompagnant quasi-systématiquement de viols. (…) La présence des bandes armées en Haïti est un phénomène ancien. Mais la nouveauté tient à leur prolifération, leur extension territoriale et l’intensité de leur connexion avec la classe politique et le monde des affaires. (…) Il y a ainsi un véritable concubinage – documenté et dénoncé par de nombreux rapports nationaux et internationaux – des bandes armées et des autorités publiques. Ces enquêtes mettent en évidence la responsabilité de hauts fonctionnaires d’État et d’agents de police, soit qu’ils aient planifié les attaques, soit qu’ils aient approuvé et soutenu ces crimes. (…) Pour qualifier la situation, le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH) parle de « gangstérisation de l’État comme nouvelle forme de gouvernance ». Ce banditisme d’État jette une lumière crue, non seulement sur le pouvoir haïtien, mais aussi sur la diplomatie internationale ; sur son soutien sans faille aux gouvernements de Jovenel Moïse, hier, et d’Ariel Henry, aujourd’hui. » (Source : site LVSL, « Le vent se lève », 6 juillet 2022.)
Le diagnostic de Roromme Chantal, professeur de science politique à l’Université de Moncton, conforte lui aussi celui des institutions haïtiennes des droits humains. Il note que « Sans élus et livré à des gangs meurtriers, Haïti vit une crise politique et sécuritaire qui est « dans sa phase la plus avancée de toute l’histoire bicentenaire du pays » (Roromme Chantal cité dans l’article « L’ampleur de la crise haïtienne », par Simon Chabot, La Presse, Montréal, 22 janvier 2023). Analyste reconnu pour la rigueur de ses travaux de recherche et ses publications, Roromme Chantal est l’auteur, entre autres, du remarquable article « Comprendre la tragédie haïtienne » paru à Montréal dans Le Devoir du 16 août 2017. Dans ce texte, il rappelle très justement qu’« Historiquement, ceux qui ont dirigé le pays en ont certes fait un État prédateur et brutal. En même temps, les gouvernements haïtiens successifs ont pu se maintenir au pouvoir parce que, le plus souvent, ils ont bénéficié de la complicité active d’intérêts étrangers, ce qui leur a permis de brutaliser la population et d’extraire les richesses du pays au détriment des masses pauvres des bidonvilles et de la paysannerie. En revanche, les puissances occidentales n’ont pas toujours montré une égale sympathie envers des dirigeants haïtiens plus progressistes. »
En réponse aux objections et aux questions de notre collègue enseignant du Cap Haïtien, il est essentiel de plaider pour la libre expression d’une parole citoyenne solidaire et forte au creux d’échanges et de débats ouverts dans un pays où le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste –alors même qu’il a systématisé la criminalisation/ganstérisation du pouvoir d’État et qu’il procède au démantèlement des institutions de l’État–, alimente un ample sentiment de « désespérance » dans la population haïtienne et exaspère une perception d’anesthésie générale de la pensée et de la liberté de penser. Toujours en réponse à notre collègue enseignant du Cap Haïtien, nous soutenons la perspective citoyenne défendue par la société civile haïtienne –celle du droit de penser et de l’exercice de la liberté de penser–, et cette perspective s’exprime entre autres dans une récente et courageuse tribune de Lyonel Trouillot, romancier, poète et essayiste. Lisons-la avec attention : « Multiplions les groupes de réflexion, les organes d’expression en utilisant tous les supports disponibles. Leur crainte est que nos voix couvrent les leurs. Il est plus que temps que cette crainte se réalise. » (…) Il faut saluer l’énergie de celles et ceux qui tentent d’occuper les médias pour faire entendre cette volonté haïtienne. Mais cela ne suffit sans doute pas. Il faut plus de voix, plus d’énergie. Et aussi accompagner ce discours revendicatif d’un discours élaboré sur ce qui nous a conduits dans ce merdier. Opposer à chaque ânerie un discours de compétence sociale, porteur d’un humanisme vrai et d’un savoir utile à la transformation de la société vers le sens du bien-être de la majorité. » (Tribune de « Lyonel Trouillot : « Il faut gagner cette guerre des discours et condamner les défenseurs du pire », Ayibopost, 4 avril 2023.)
Dans le droit fil de la perspective de la libre expression d’une parole citoyenne solidaire et forte, nous assumons qu’une réflexion commune et rassembleuse sur les « droits linguistiques » et le « droit à la langue » aujourd’hui en Haïti est légitime et nécessaire. Cette réflexion commune et rassembleuse, pour un ensemble de motifs jurilinguistiques examinés dans le présent article, est également un sujet majeur dans la conjoncture actuelle où la société civile haïtienne est appelée à résister et à vaincre le chaos engendré par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste : il s’agit de se réapproprier notre commune citoyenneté et nos espaces de libre expression de cette citoyenneté. L’acte refondateur consistant à se réapproprier notre commune citoyenneté et nos espaces de libre expression de cette citoyenneté est garanti par la Constitution haïtienne de 1987, qui expose, en son chapitre II, à l’article 19 traitant « Des droits fondamentaux », que « L’État a l’impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme ». Ces droits fondamentaux sont aujourd’hui lourdement assautés par un pouvoir exécutif autocrate et servile dirigé par une marionnette du Core Group, le Premier ministre Ariel Henry –ancien ministre de l’Intérieur puis des Affaires sociales et du travail durant la présidence du « bandit légal » Michel Martelly–, qui s’est illégalement et inconstitutionnellement arrogé les pouvoirs cumulés de la Présidence, du Parlement et de la Primature à la suite de son parachutage à la direction du pays par le Core Group. Au plus fort de la « gangstérisation de l’État comme nouvelle forme de gouvernance » diagnostiquée par le Réseau national de défense des droits humains, alors même que selon l’ONU 80% de la zone urbaine de la capitale, Port-au-Prince, serait sous le contrôle ou sous l’influence des groupes armés, Ariel Henry a récemment plaidé pour une nouvelle intervention militaire de l’International en Haïti… Il a donné des « garanties » à ses tuteurs et commanditaires du Core Group au moyen d’un accord bidon, mort-né, signé le 21 décembre 2022 avec de prétendus « représentants de partis politiques, d’organisations de la société civile et des membres du secteur privé ». Ce document, illégalement publié dans Le Moniteur, journal officiel de la République d’Haïti, prévoit la tenue de nouvelles élections en 2023, l’investiture d’un nouveau président le 7 février 2024 et, pour y parvenir, l’instauration d’un Haut Conseil de la transition (HCT) de trois membres et d’un organe de contrôle de l’action gouvernementale (OCAG), sorte de Parlement croupion aussi virtuel que chimérique. Illégalement installé le 6 février 2023, le HCT est virtuellement dirigé par l’ineffable « paka pala » Mirlande Manigat, grande « spécialiste » de droit constitutionnel et kamikaze volontaire d’une obscure aventure inconstitutionnelle… Exfiltrée du vieux Musée haïtien de la mégalomanie, l’avenir dira si la vertueuse Mirlande « paka pala » Manigat –conformément à son alliance de facto avec le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste–, fera la promotion de la « Constitution » néoduvaliériste avortée de Jovenel Moïse ou si elle bricolera, toute dignité bue, « sa » propre version d’un nouveau texte constitutionnel qui ferait d’elle, si cette hypothèse se confirme, la première et la seule « experte constitutionnaliste » à entrer, par la petite porte de l’opprobe, dans l’Histoire déjà tumultueuse des Constitutions haïtiennes…
Il apparaît à l’observation que de telles dérives ne doivent pas faire obstruction à l’esprit critique ni contribuer à dévoyer la libre expression d’une parole citoyenne solidaire. Ainsi, un enseignant-chercheur de l’Université d’État d’Haïti, historien de formation et avec lequel nous dialoguons de manière soutenue, observe que depuis la défaite de la dictature de Jean-Claude Duvalier en 1986, Haïti connaît ce que l’on peut appeler une prolixe parole paradoxale qui est en réalité une « crise de la parole » en perte de repères. La conquête de la liberté de parole, confirmée dans la Constitution de 1987, se traduit souvent chez les locuteurs par un trop-plein de parole qui s’accompagne d’une déperdition du sens au creux de discours tous azimuts. Une certaine presse parlée dans laquelle officient quelques journalistes empressés de « faire le buzz » alimente la prolixe parole paradoxale qui se caractérise souvent par la surexposition de la parole politique au gré de toutes les errances du narratif du pouvoir d’État, des stratégies discursives des acteurs politiques et des variétés du « voye monte ». La prolixe parole paradoxale comprend également ses vedettes et ses strates : la parole mensongère et mercenaire des politiciens au pouvoir, la parole magouilleuse des parlementaires attachés aux juteux bénéfices financiers de leur fonction, la parole trafiqueuse d’un secteur lumpen-prolétarisé de la bourgeoisie monopoliste lié aux gangs mafieux, la parole narco-trafiquante et populiste des gangs armés librement diffusée sur les réseaux sociaux en dépit de leur notoire criminalité… Face à cette prolixe parole paradoxale, la parole des locuteurs, diffractée sur plusieurs registres, devient l’enjeu d’un combat, y compris sur le terrain des droits linguistiques, elle cherche le chemin de la reconstitution du sens et du bien commun, elle tente de se renouveler pour redéfinir à la fois la citoyenneté et un pays viable que gouverne la Loi.
Les repères analytiques qui précèdent étant exposés, il est maintenant tout indiqué de mettre en perspective plusieurs enseignements du livre « Droits linguistiques » et « droit à la langue » : identification d’un objet d’étude et construction d’une approche » en lien avec la Constitution haïtienne de 1987.
L’article 19 de la Constitution haïtienne de 1987 traitant « Des droits fondamentaux » des citoyens s’apparie à la double dimension –juridique/constitutionnelle et politique–, des « droits linguistiques » et du « droit à la langue » en Haïti. Nous allons y revenir après avoir effectué le rappel historique et notionnel des concepts de « droits linguistiques » et de « droit à la langue ».
Rappel historique et notionnel
Il y a lieu de préciser, pour bien situer la cohérence et la continuité de notre réflexion, que les notions de « droits linguistiques » et de « droit à la langue » ont été systématisées, pour la première fois dans l’histoire de la créolistique, dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011 ; un compte-rendu analytique de ce livre a été publié par le linguiste Renauld Govain dans Le Nouvelliste, à Port-au-Prince, le 17 juin 2011, sous le titre « Un livre qui met en débat l’actualité linguistique haïtienne »). En raison de leur nature jurilinguistique et politique, les « droits linguistiques » et le « droit à la langue » appartiennent au grand ensemble des droits humains fondamentaux comme le rappelle Rémi Courcelles dans son article « Les droits linguistiques sont des droits de la personne » (site du Musée canadien des droits de la personne, 6 septembre 2019). Et cette double articulation, jurilinguistique et politique, est conforme à la Déclaration universelle des droits linguistiques rédigée et proclamée à la Conférence mondiale sur les droits linguistiques tenue à Barcelone en 1996. Cette Déclaration est issue des travaux de 61 ONG, de 41 centres d’écrivains du PEN Club et de 40 experts en droit linguistique venus des cinq continents. Elle a bénéficié du soutien moral et du support technique de l’UNESCO et elle a reçu l’appui de plusieurs personnalités de premier plan parmi lesquelles Nelson Mandela, Noam Chomsky, Desmond Tutu, Le Dalai Lama, Adolfo Pérez Esquivel, Octavio Paz.
En introduction à la Déclaration universelle des droits linguistiques (DUDL), le Comité d’accompagnement de la DUDL a mis en lumière son caractère universel de la manière suivante : « Un des apports les plus importants au Droit linguistique consiste dans le fait que la Déclaration considère inséparables et interdépendantes les dimensions collective et individuelle des droits linguistiques, car la langue se constitue d’une manière collective au sein d’une communauté et c’est aussi au sein de cette même communauté que les personnes en font un usage individuel. De cette manière, l’exercice des droits linguistiques individuels peut seulement devenir effectif si l’on respecte les droits collectifs de toutes les communautés et de tous les groupes linguistiques ».
Sur le registre jurilinguistique et politique, la Déclaration universelle des droits linguistiques stipule que « Tous les peuples ont (…) le droit d’exprimer et de développer leur culture, leur langue et leurs normes d’organisation, se dotant pour cela de leur propres structures politiques, éducatives, de communication et d’administration publique ». En proclamant l’universalité des « droits linguistiques », la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 établit les fondements de cette notion jurilinguistique majeure. On entend par « droits linguistiques » l’« Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » (Gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). La notion de droits linguistiques consignée dans la Déclaration universelle des droits linguistiques est explicitée par le juriste Joseph-G. Turi en ces termes : « Les droits linguistiques, entendus subjectivement, droits à la fois individuels et collectifs, comprennent le droit à « une » langue (le droit d’utiliser une ou plusieurs langues nommées, notamment dans le champ de l’usage officiel des langues, droit de nature essentiellement historique) et le droit à « la » langue (le droit d’utiliser n’importe quelle langue, notamment dans le champ de l’usage non officiel des langues, droit de nature essentiellement fondamental) » (Joseph-G. Turi : « Le droit linguistique et les droits linguistiques », Les Cahiers de droit, vol. 31 no 2, 1990, Faculté de droit, Université Laval. Cet article de Joseph-G. Turi, Président de l’Académie internationale de droit linguistique, est reproduit dans le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (par Robert Berrouët-Oriol, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018). Joseph-G. Turi est également l’auteur de la « Postface » du livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011).
L’universalité des « droits linguistiques » s’entend donc au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques », que nous avons amplement définis dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011). En fonction du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des « droits linguistiques » pose (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques.
Les « droits linguistiques » en Haïti, au cœur de l’aménagement de nos deux langues officielles
Il est significatif que la convergence notionnelle entre « droits linguistiques » et « droit à la langue », en lien avec le « droit à la langue maternelle », se retrouve au creux de la réflexion de Jean-Claude Bajeux (1931 – 2011), philosophe et défenseur haïtien des droits humains, lorsqu’il expose que « L’accès de tous les enfants au maniement des deux langues [le créole et le français] est en même temps l’ouverture au savoir, donc l’accès à la liberté. Le fait qu’il n’existe pas encore à l’usage d’une éducation nationale offerte à tous les enfants sans exception, une méthode pédagogique d’accès au maniement des deux langues, est littéralement invraisemblable » (Jean-Claude Bajeux, 10 février 2010 : « Haïti : la refondation d’une nation », dans « Rien n’a été en vain – Aperçu sur les droits humains à l’aube du XXIe siècle », par Rodolfo Mattarollo, février 2013. (s.l.e.).
La convergence notionnelle entre « droits linguistiques » et « droit à la langue », parfois contestée par certains théoriciens, éclaire la perspective centrale que de tels droits, en Haïti, doivent être conquis et promus dans le grand ensemble auquel ils appartiennent, les droits humains fondamentaux (voir l’article « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 11 octobre 2017). Dans le prolongement des contributions contenues dans une publication antérieure, « Émergence des notions de « droits linguistiques » et « droits à la langue » / Les apports d’une approche historique » (Cahiers du plurilinguisme européen n° 7, 2015), les enseignements du livre « Droits linguistiques » et « droit à la langue » : identification d’un objet d’étude et construction d’une approche » sont de premier plan.
Pour l’essentiel l’on retiendra, parmi les enseignements les plus éclairants de ce livre, que « La recherche sur les « droits linguistiques » et le « droit à la langue » se fonde très fréquemment sur l’idée qu’ils constituent une forme de droit spécifique, identifiable en lui-même, au même titre que les droits fondamentaux (politiques, civiques et sociaux) historiquement reconnus. « (…) cette conception du droit linguistique comme droit fondamental a depuis plus d’un demi-siècle une origine institutionnelle et supranationale. On la retrouve dans de nombreux traités internationaux, comme la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du Conseil de l’Europe. Cette conception du droit linguistique est invariablement défendue par ces institutions, parfois jusqu’à en faire le droit fondamental par excellence (…) « Il est nécessaire de reconnaître et d’affirmer toute la place que doivent tenir les questions de langues dans l’expression des droits fondamentaux, mais il l’est tout autant de ne pas dissocier les questions linguistiques des différents droits fondamentaux tels qu’ils ont été reconnus au cours de l’histoire ».
La perspective centrale selon laquelle les « droits linguistiques » et le « droit à la langue » en Haïti sont au cœur de l’aménagement de nos deux langues officielles renvoie à la réalité qu’il existe de profondes divergences de vision entre les tenants du monolinguisme créole et les promoteurs du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques ». Les promoteurs du monolinguisme créole demeurent fidèles au catéchisme chimérique et dogmatique du linguiste Yves Dejean. Celui-ci a soutenu aventureusement, en dehors de toute enquête démolinguistique connue, qu’Haïti « est un pays essentiellement monolingue (…) Haïti est des plus monolingues des pays monolingues » (Yves Dejean : « Rebati », 12 juin 2010). Yves Dejean, de langue maternelle française, a également soutenu l’idée sectaire que « Fransé sé danjé », (revue Sèl, n° 23-24; n° 33-39, New York, 1975). Cette idée démagogique et chimérique est reprise en boucle par l’un des Ayatollahs du créole qui, depuis la branlante tour de contrôle « gwojemonik » du MIT Haiti Initiative, prêche lui aussi la fallacieuse idée qu’à cause de la présence du français dans la société haïtienne nous sommes depuis 1804 des « colonisés »… (La ritournelle catéchétique étiquetée « gwojemoni » ou « sentòm gwojemoni neyo kolonyal », conceptualisée sur le modèle scénique du « je vewon », le strabisme, par l’un des membres de l’Académie créole, s’applique principalement à circonscrire le rôle de l’« impérialisme français » en Haïti et à passer volontairement sous silence le rôle dominant des États-Unis d’Amérique dans la généralisation des rapports de type néocolonial entre Haïti et les grandes puissances occidentales… Vivant en majorité aux États-Unis et oeuvrant pour le « dechoukaj » du français en Haïti , les quelques propagandistes de la ritournelle catéchétique « gwojemoni » ou « sentòm gwojemoni neyo kolonyal » se gardent systématiquement de soumettre au débat public le rôle dominant des États-Unis en Haïti depuis l’Occupation américaine de 1915 et également dans l’actuelle tragédie haïtienne… Le soutien aveugle et criminogène des États-Unis au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste est aussi passé sous silence par les thuriféraires du « gwojemoni » ou « sentòm gwojemoni neyo kolonyal ».) Le monolinguisme créole méconnaît et/ou banalise la nécessité d’instituer un dispositif juridique et constitutionnel explicite devant garantir l’efficience des « droits linguistiques » et du « droit à la langue » de tous les locuteurs haïtiens. Et dans l’enfermement d’une inconstitutionnelle vision de société, le monolinguisme créole nie le caractère bilingue de notre patrimoine linguistique historique et il prêche convulsivement l’éviction du français dans tous les domaines d’activité en Haïti. Cette inconstitutionnelle vision de société –inconstitutionnelle puisqu’elle s’oppose aux articles 5 et 40 de la Constitution de 1987–, prêche également pour que le créole devienne « la seule langue officielle d’Haïti » (voir le livre mort-né et fantaisiste de Gérard-Marie Tardieu, membre fondateur de l’Académie créole, « Yon sèl lang ofisyèl », Éditions Kopivit l’Action sociale, 2018 ; (sur le fondamentalisme créolophile, voir l’article « Le créole, « seule langue officielle » d’Haïti : mirage ou vaine utopie », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 8 juin 2018). Inconstitutionnel et sectaire, le monolinguisme créole charrie une très pauvre pensée sur le registre de la didactique du créole : il suffit, selon ses thuriféraires, de décréter l’obligation de l’usage du créole dans les écoles du pays pour que tous les obstacles soient comme par magie levés en ce qui a trait à l’apprentissage des savoirs et des connaissances en langue maternelle créole. Cette problématique est autrement plus complexe comme l’explique le linguiste Renauld Govain : « La réforme [Bernard] de 1979 a certes introduit le CH [créole haïtien] à l’école à la fois comme langue d’enseignement et langue enseignée, mais elle ne s’est pas donné les moyens de l’application de cette mesure : les outils et matériels didactiques nécessaires à cela n’ont pas été développés et toutes les écoles de la république n’ont pas été amenées à comprendre qu’elles devaient se plier à la mesure parce qu’elle est une mesure officielle s’inscrivant dans une dynamique de régulation du système scolaire. Cette introduction est un pas en avant pour la valorisation de la langue mais ne suffit pas pour l’aider à dépasser les représentations négatives dont elle est l’objet depuis la naissance de l’État d’Haïti. On pourrait même imaginer que cela participe à la cristallisation des idées reçues consistant à faire croire que le CH est inapte à exprimer des réalités relevant d’un certain niveau d’abstraction car il n’y a guère de manuels ou d’autres outils didactiques. Or, les manuels didactiques sont à même de montrer que la langue est capable d’abstraction, le discours didactique étant modelé de façon telle qu’il est différent du discours vernaculaire des activités de tous les jours. En outre, sur un plan plus théorique, il n’a été conçu aucun dispositif didactique, voire méthodologique sur la langue en vue de la rendre plus apte à remplir son rôle de langue d’enseignement. Il est donc plus que nécessaire de mettre à disposition des praticiens des orientations théoriques en termes de didactique du créole langue maternelle. La question de didactisation de la langue reste donc pendante » (Renauld Govain : « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques », revue Contextes et didactiques, 17 / 2021). La pertinente réflexion de Renauld Govain sur la didactique et la didactisation du créole a été amplement systématisée dans l’article « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle ». Rédigé en collaboration avec Guerlande Bien-Aimé, cet article de haute fréquence analytique est paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, mai 2021).
À contre-courant du monolinguisme créole, nous plaidons, dans nos articles et dans nos différents livres de linguistique, pour l’institutionnalisation des « droits linguistiques » et du « droit à la langue » en Haïti au titre d’une conquête citoyenne et dans la perspective de l’édification d’un État de droit en Haïti. Les dimensions juridique/constitutionnelle et politique de l’aménagement linguistique sont étroitement liées comme en témoignent de nombreuses études parues ces dernières années, entre autres celles rassemblées dans « Les politiques d’aménagement linguistique : un tour d’horizon » (revue Télescope, École nationale d’administration publique du Québec, volume 16 no 3, automne 2010). L’une des contributions de cette remarquable publication, « L’aménagement linguistique et la globalisation des langues du monde », sous la plume de Rainer Enrique Hamel, enseignant-chercheur à la Universidad autónoma metropolitana de Mexico, expose que « S’agissant de l’objet de l’aménagement, on a assisté à l’échec de nombreuses interventions qui s’appuyaient sur une approche réduisant le langage à la langue en tant que système abstrait et idéalisé, au corpus fini et fermé. Dans les tentatives latino-américaines d’introduire les langues autochtones historiquement non écrites dans les systèmes d’enseignement bilingue, on a compris qu’il ne suffisait pas de doter ces langues d’alphabets ou de les standardiser pour qu’elles soient utilisées dans les salles de classe. Il fallait obligatoirement tenir compte des systèmes asymétriques de communication et, surtout, des sujets et de leurs rapports aux langues, de leurs coutumes, de leurs attitudes et de leurs perspectives pour parvenir à créer un enseignement bilingue réussi. Voilà pourquoi il semble primordial de ne pas réduire l’objet à la langue en tant que système, mais de partir d’une conceptualisation sociolinguistique élargie, qui inclut aussi bien les acteurs que les véritables formes d’existence des langues dans la communication, les pratiques discursives et les textes ». Toujours dans la revue Télescope, José Woehrling, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Montréal, dans son article « Les concepts juridiques mis en œuvre en matière de politique linguistique », a amplement documenté et expose « les principaux concepts juridiques utilisés lors de l’organisation et de la structuration des politiques linguistiques mises en œuvre dans le monde, mais en particulier celle du Québec. Ces concepts sont : la distinction entre l’usage privé et l’usage officiel des langues ; les principes de personnalité et de territorialité ; les modalités et les effets de la reconnaissance du statut de langue officielle ».
Les dimensions juridique/constitutionnelle et politique de l’aménagement linguistique étant étroitement liées, il est nécessaire de s’arrêter brièvement sur la notion de « législation linguistique ». Ainsi, en ce qui a trait au « droit linguistique » et à la « législation linguistique », le linguiste québécois Louis-Jean Rousseau, spécialiste mondialement reconnu de l’aménagement linguistique, nous enseigne que « La législation linguistique comprend l’ensemble des textes juridiques (lois, règlements, décrets, directives, etc.) qui décrivent les droits, les devoirs et les obligations linguistiques régissant l’usage des langues dans les divers secteurs de la vie sociale au sein d’un territoire. En général, la loi définit le statut des langues et précise leur emploi dans les domaines et circonstances où il y a possibilité de conflit ou d’injustice. De nombreux États et gouvernements ont opté pour une politique linguistique par le biais de la législation. On estime actuellement qu’une majorité des pays membres des Nations Unies ont une politique linguistique, ainsi qu’un grand nombre de gouvernements non souverains. Le droit linguistique n’a généralement pas pour objet la codification ou la modification du système linguistique ou de la langue elle-même, même si certaines lois ont cet effet en donnant à des organismes des pouvoirs d’intervention sur le code de la langue. Cette pratique est risquée et les linguistes aménagistes devraient être particulièrement attentifs à cette tendance. Tôt ou tard, on peut se rendre compte que la loi n’a pas prévu tous les mécanismes nécessaires pour soutenir les interventions souhaitées en matière d’aménagement du code de la langue et cette partie de l’aménagement peut en souffrir, d’autant plus que la mise en œuvre de la législation linguistique ne sera pas nécessairement confiée à des linguistes. Le droit linguistique a le plus souvent pour objectifs de fixer les règles qui déterminent le choix des langues dans certains domaines de la vie sociale et de déterminer les circonstances qui peuvent garantir l’usage de la langue, notamment la protection à laquelle aspirent les minorités linguistiques. Ainsi, par des textes officiels et réglementaires, le droit sanctionne les droits linguistiques des personnes et des communautés linguistiques » (Louis-Jean Rousseau : « Élaboration et mise en œuvre des politiques linguistiques », Cahiers du RIFAL no 26, décembre 2007 ; étude reproduite dans le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti », par Robert Berrouët-Oriol, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018).
Dans le droit fil des enseignements majeurs du livre « Droits linguistiques » et « droit à la langue » : identification d’un objet d’étude et construction d’une approche », et en lien avec notre vision de l’institutionnalisation des « droits linguistiques » et du « droit à la langue » en Haïti, il est essentiel de retenir :
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qu’en raison de la dimension juridique/constitutionnelle et politique de l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti, le créole et le français, il est primordial que toute entreprise de planification linguistique au pays soit arrimée à son socle normatif, la Constitution de 1987.
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Cette dimension juridique/constitutionnelle et politique fait obligation à l’État d’élaborer la première Loi sur les langues officielles d’Haïti accompagnée d’un dispositif règlementaire d’application.
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Cette première Loi sur les langues officielles d’Haïti, qui devra être votée au Parlement, consignera les « droits linguistiques » et le « droit à la langue » de tous les locuteurs haïtiens au titre de droits essentiels faisant l’objet d’une explicite protection juridique.
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De manière liée, cette dimension juridique/constitutionnelle et politique fait obligation à l’État d’élaborer un énoncé de politique linguistique éducative devant donner lieu à l’adoption d’une Loi relative à la politique linguistique éducative de la République d’Haïti.
Les notions de « droits linguistiques » et de « droit à la langue » interpellent la société haïtienne dans son ensemble car elle ne dispose d’aucune législation contraignante, d’aucune autorité ou institution normative au pouvoir contraignant, d’aucun mécanisme juridique (ou règlement d’application) contraignant capable d’assurer la mise en œuvre d’une politique d’équité linguistique dans l’espace public des relations entre l’État et les citoyens. Manifestement il y a un combat citoyen majeur à mener sur ce terrain où il faudra, en une démarche rassembleuse, davantage expliciter et faire comprendre très concrètement le rôle et la place des droits linguistiques dans le grand ensemble des droits fondamentaux des citoyens. Cette manière d’éclairer les notions de « droits linguistiques » et de « droit à la langue » interpelle les décideurs haïtiens, notamment ceux qui oeuvrent dans l’un des chantiers majeurs de l’aménagement de nos deux langues officielles, le champ éducatif où se noue et se joue pour une grande part l’avenir du pays. Dans le système éducatif national, la priorité demeure aussi fortement prégnante, aussi hautement parlante pour nombre d’enseignants, de linguistes et de cadres de l’enseignement porteurs d’une vision selon laquelle il s’agit d’instituer la refondation complète du système éducatif haïtien. Pareille refondation doit être pensée avec, en son épicentre comme en sa gouvernance, l’aménagement de nos deux langues officielles en salle de cours et dans toutes les articulations d’un nouveau système national d’éducation. Cette vision de la refondation est certes plus exigeante, plus ardue à mettre en œuvre. C’est celle qui provoque depuis longtemps les stratégies d’esquive et de marronnage de l’État en raison de son incapacité à faire face, frontalement, au « problème linguistique haïtien » décrit par le linguiste Pradel Pompilus dès les années 1960. Le bilinguisme de l’équité des droits linguistiques auquel Haïti aspire en conformité avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 est un choix de société, un choix politique et l’un des plus amples défis que le pays haïtien doit relever en ce début du XXIème siècle, au creux de l’efficience des « droits linguistiques » et du « droit à la langue ».
Montréal, le 10 avril 2023