— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Depuis la parution en 2011 du livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (ouvrage collectif coécrit et coordonné par le linguiste Robert Berrouët-Oriol, Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Cidihca), la vision des droits linguistiques au pays fait lentement son chemin et elle s’avère rassembleuse. Cette neuve manière de situer la question linguistique haïtienne –loin des mirages de la diglossie et des errements idéologiques des prédicateurs du « tout en créole tout de suite »–, éclaire une problématique fort complexe déjà abordée avec hauteur de vue par le linguiste Pradel Pompilus dans « Le problème linguistique haïtien » (Éditions Fardin, Port-au-Prince, 1985). L’un des enseignements majeurs du grand éducateur que fut Pradel Pompilus est qu’il ne faut pas diaboliser l’une ou l’autre de nos deux langues officielles au motif que l’une d’elles, le français notamment, serait en soi la cause première du naufrage du système éducatif national.
Dans un article paru le 11 octobre 2017 dans Le National, à Port-au-Prince, « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », nous avons à nouveau situé la problématique des droits linguistiques en Haïti dans le dispositif plus large des droits humains fondamentaux. Pareille perspective historique mérite d’être mieux comprise et, surtout, d’être inscrite dans une démarche pionnière des institutions haïtiennes des droits humains. Il s’agit là d’un enjeu fondamental car tous les droits citoyens se vivent et s’expriment dans la langue maternelle et/ou dans la langue seconde.
Notre plaidoyer pour la mise en œuvre des droits linguistiques en Haïti est conforme à la « Déclaration universelle des droits linguistiques » de 1996. On entend par « droits linguistiques », dans leur universalité, l’« Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » (gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). L’universalité des droits linguistiques s’entend au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques ». En vertu du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des droits linguistiques consigne (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias et dans l’Administration publique ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques.
Est-il juste et pertinent, aujourd’hui, de soutenir que les institutions haïtiennes des droits humains doivent nécessairement s’impliquer dans la mise en œuvre des droits linguistiques au pays ? Oui, puisque les institutions haïtiennes des droits humains jouent un rôle de premier plan dans la construction d’un État de droit post duvaliériste en Haïti. Nous en avons dénombré une trentaine, parmi lesquelles la Plateforme des organisations haïtiennes des droits humains (POHDH), le Centre œcuménique des droits humains (CEDH), le Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés (GARR), la Commission épiscopale nationale justice et paix (CE-JILAP), Kay fanm, etc. Alors même que ces institutions sont engagées dans un combat citoyen majeur face à un État démissionnaire cultivant l’impunité, il y a lieu de préciser qu’elles peuvent davantage œuvrer de manière rassembleuse en inscrivant l’exigence de l’effectivité des droits linguistiques dans leur démarche d’ensemble. Car l’expression et la conquête des droits humains fondamentaux passent par la langue : au premier chef elles s’expriment par la langue maternelle de la majorité des citoyens, le créole. De même que l’enseignement en langue maternelle créole permet à l’enfant de se construire adéquatement une identité, l’apprentissage des droits citoyens doit nécessairement s’effectuer en langue maternelle pour être bien compris, mieux assimilé et mis en œuvre de manière durable.
Il pourrait paraitre superflu, à certains, de situer ainsi l’adéquation entre droits linguistiques et droits humains fondamentaux : l’aménagement linguistique conduit dans maints pays nous enseigne pourtant que les droits linguistiques ont invariablement été établis en conformité avec les droits citoyens. Notre plaidoyer est donc conforme à la « Déclaration universelle des droits linguistiques » de 1996.
D’autres raisons plaident également en faveur d’une implication innovante des organisations des droits humains dans le champ linguistique. L’État haïtien est un État faible, il n’a pas de politique linguistique nationale et il n’a toujours pas formulé de politique linguistique éducative comme nous l’avons démontré dans plusieurs textes récents, notamment dans l’article « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique » (Le National, 30 novembre 2017). Et cet État ne dispose d’aucune institution de planification linguistique ciblant l’aménagement simultané de nos deux langues officielles. Il faut donc interpeller et contraindre l’État à se doter de cet indispensable outil d’aménagement linguistique comme nous l’avons démontré dans notre « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti » (Le National, 18 avril 2017).
L’aménagement linguistique étant une entreprise hautement politique, il revient à l’État de l’instituer par l’adoption d’une politique linguistique nationale et l’adoption de mesures législatives destinées à la traduire dans les institutions du pays. Mais le paradoxe haïtien, en l’espèce, est d’un poids historique considérable : cultivant l’immobilisme, l’État est lui-même un obstacle à l’aménagement linguistique. Il l’est à la fois dans les institutions nationales et dans le système éducatif alors même qu’il lui incombe d’agir, au plan législatif, pour que l’aménagement simultané de nos deux langues officielles s’enracine à l’échelle nationale. La résolution durable de ce paradoxe réside dans les capacités novatrices de la société civile qui doit en même temps contraindre l’État et l’accompagner sur le terrain de l’effectivité des droits linguistiques en Haïti. Car le respect des droits linguistiques au pays n’est pas un sujet décoratif à débattre dans des discussions de salon : il importe de bien comprendre que les droits linguistiques engagent l’avenir même du pays au titre d’un droit premier, essentiel, dans le dispositif plus large des droits humains. Dans cette optique, les droits linguistiques sont aussi essentiels à l’établissement d’un État de droit que le sont le droit à l’éducation, à la santé, à la liberté d’expression, à la liberté d’association, droits explicitement consignés dans la Constitution de 1987.
En raison de la démission de l’État sur la question linguistique en général et dans le système éducatif national en particulier, il est donc juste et rassembleur de plaider pour l’implication des institutions des droits humains dans le domaine linguistique. L’Histoire a bien montré, le 7 février 1986 et par la suite, que l’effectivité de tout droit en Haïti est un cheminement, une mise en commun, une conquête au creux de luttes citoyennes conduites aussi bien en langue maternelle créole qu’en français. La Constitution de 1987 le reconnaît explicitement lorsqu’elle consacre, en son article 5, la co-officialité du créole et du français : elle établit ainsi l’historicité des deux langues de notre patrimoine linguistique bilingue et ouvre la voie à l’efficience des droits linguistiques dans le grand ensemble des droits citoyens au pays.
Aussi, « Un des apports les plus importants au Droit linguistique consiste dans le fait que la Déclaration [universelle des droits linguistiques de 1996] considère inséparables et interdépendantes les dimensions collective et individuelle des droits linguistiques, car la langue se constitue d’une manière collective au sein d’une communauté́ et c’est aussi au sein de cette même communauté́ que les personnes en font un usage individuel. De cette manière, l’exercice des droits linguistiques individuels peut seulement devenir effectif si l’on respecte les droits collectifs de toutes les communautés et de tous les groupes linguistiques. » (Conférence mondiale sur les droits linguistiques (CMDL), Barcelone, 6-8 juin 1996 ; document du Comité d’accompagnement de la Déclaration universelle des droits linguistiques : Institut d’Edicions de la diputació de Barcelona, avril 1998.)
Tel est l’esprit de la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 :
–« Considérant la Déclaration finale de l’assemblée générale de la Fédération internationale de professeurs de langues vivantes approuvée à Pécs (Hongrie) le 16 août 1990 laquelle recommande que « les droits linguistiques soient consacrés droits fondamentaux de l’homme » (…) »
–« Article 1.1. Cette Déclaration part du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs et adopte comme référence de la plénitude des droits linguistiques, le cas d’une communauté linguistique historique dans son espace territorial, entendu non seulement comme l’aire géographique où habite cette communauté mais aussi comme un espace social et fonctionnel indispensable pour le plein développement de la langue. »
En ce qui a trait à la future action concertée des institutions haïtiennes des droits humains dans le domaine linguistique, on retiendra que la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 au chapitre « Régime linguistique général (Section I – Administration publique et organismes officiels) dispose de ce qui suit :
–Article 15.2 : « Toute communauté linguistique a droit à ce que les actions judiciaires et administratives, les documents publics et privés, et les inscriptions dans les registres publics réalisés dans la langue propre du territoire soient considérés comme valables et efficaces et que personne ne puisse en prétexter la méconnaissance. »
–Article 16 : « Tout membre d’une communauté linguistique a le droit de s’exprimer et d’être renseigné dans sa langue dans ses rapports avec les services des pouvoirs publics ou des divisions administratives centrales, territoriales, locales et supra-territoriales auxquels appartient le territoire où cette langue est propre.
–Article 20 : « Chaque personne a le droit d’utiliser oralement et par écrit, dans les tribunaux de justice, la langue historiquement parlée sur le territoire où ils sont situés. Les tribunaux doivent utiliser la langue propre du territoire dans leurs actions internes, et, si à cause de l’organisation judiciaire de l’État, la procédure doit avoir lieu hors du lieu d’origine, il faut continuer à utiliser la langue d’origine. »
Montréal, le 8 décembre 2017