— Par Marcel Luccin —
Nos sociétés se plient difficilement aux dispositions des droits de l’homme. Bien que perpétuellement éloignés de l’environnement humain, les droits reviennent au galop. Il y a seulement quelques décennies (71 ans), que les droits de l’homme et du citoyen sont déclarés « universels », c’était en 1948. Il s’agissait ni plus ni moins d’une reformulation de l’éclosion du courant humaniste exprimé en 1789. Entre temps, les conquêtes coloniales, les guerres intestines ont exterminé des millions d’êtres humains. Des génocides se sont multipliés sur la planète, pendant que l’on exalte les vertus des droits fondamentaux. Aujourd’hui, en dépit de la volonté affichée de rendre justice à la dignité humaine, évoquer la trilogie « Liberté, Égalité, Fraternité » suscite ricanement et exaspérations quelquefois. Quoi qu’il en soit, dans l’hexagone comme dans les « outre-mer », placer l’humain au centre des préoccupations apparaît comme une des exigences prioritaires.
Incontestablement, dans le contexte de l’époque, la philosophie des lumières visait surtout à protéger l’intégrité culturelle des sociétés occidentales et à conforter les prétendues missions civilisatrices des aventuriers présents dans le « nouveau monde ». En ce XXIème siècle, des institutions prestigieuses sont autant marquées par la persistance de stéréotypes, de théories habiles jugées nécessaires pour entretenir l’instinct de dominance et justifier la théorie de l’inégalité des « races ».
Marc Ferro (historien) fait remarquer, qu’il y a continuité et ressemblances dans les atteintes à la dignité humaine et dans les luttes sociales. En effet, en l’année 1848, dans l’hexagone comme dans les colonies s’engendre une sorte de patrimoine culturel commun. Des mouvements populaires spontanés provoquent le renversement de la monarchie de juillet, l’instauration du suffrage universel pour les hommes, la réglementation de la durée du travail journalier et l’abolition de l’esclavage dans les colonies.
L’abolition de l’esclavage est à la fois un acte historique, actuel et fécond. Depuis cette date, l’abolition de l’esclavage particulièrement, ne cesse de mettre la théorie des droits de l’homme et du citoyen face à ses contradictions. Car fondamentalement, elle rappelle que les humains sans exception ont des droits naturels et sacrés. Curieusement, le caractère « universel » attribué aux droits ne semble pas avoir servi de tremplin aux afro descendants, aux ancêtres jadis considérés comme des biens meubles.
Il se trouve qu’en ce XXIème siècle, une grande partie des enfants de la République « une et indivisible » partage les mêmes inquiétudes au sujet du droit. Preuve que le droit commun par exemple ne garantit pas forcément l’égalité entre citoyens, quand les moyens d’accéder aux droits ne sont pas les mêmes pour tous. S’agissant des « outre-mer, les normes économiques, administratives dominent toutes les autres perspectives. De génération en génération une masse de gens est maintenue derrière un rideau d’ignorance hermétique. De fait, l’évocation de la philosophie des droits de l’homme et du citoyen comme valeur actuelle ne semble pas relever d’un réflexe spontané pour la majorité des afro descendants. Par mimétisme, certains se reconnaissent naturellement dans des idéologies qui sabotent la cohésion sociale et sont prêts à faire mentir l’adage qui dit : « Qui se ressemble s’assemble ».
Rendre justice à la dignité humaine c’est tout simplement admettre que les droits humains sont naturels, inaliénables et incontournables. Dans le quotidien ils servent à contenir certains abus et constituent un enjeu majeur dans la politique sociale nationale. Malgré notre inaction, notre silence l’histoire nous rattrape en se dégageant progressivement de son enveloppe. Nous ne pouvons plus nous contenter de jeter un regard furtif sur les atteintes avérées portées ici et là, aux droits des plus dépouillés.
Dans la méthode de l’exploitation de l’homme par l’homme on trouve des législations du style : loi Chapelier promulguée le 14 juin 1791 qui interdisait aux ouvriers de s’organiser en associations, type syndicat. En écho, le tête-à-tête sur les « habitations outre-mer » habituellement, laissait peu de place à la négociation mais à des répressions sanglantes.
Vient alors, la loi n° 46-451 du 19 mars 1946 relative à la départementalisation, qui définit le principe d’extension de la législation métropolitaine. En devenant enfants légitimes de la République les afro descendants acquièrent désormais le droit de réclamer des droits, même de revendiquer leurs parts d’héritage des lumières. Ainsi, l’article 2 de la loi précise :
« Les décrets actuellement en vigueur dans la France métropolitaine et qui ne sont pas encore appliqués à ces colonies feront, avant le 1er janvier 1947, l’objet de décrets d’application à ces nouveaux départements ».
Cette posture universaliste du droit apparait comme une intuition généreuse qui ouvre des horizons qui ne devraient plus se rétrécir. Ce qui fait dire à Aimé Césaire (rapporteur), qu’il s’agit de « l’aboutissement normal d’un processus historique et la conclusion logique d’une doctrine ». Seulement, l’universel, au fil du temps semble prendre des allures de cache misère, puisque que l’État-Providence n’est plus synonyme de protecteur des sans droits.
« Pour que vive la république, il faut que la volonté soit une » disait Saint-Just et bien d’autres. Pourtant, au XVIIIème siècle la culture humaniste des lumières n’a pas empêché la promulgation du « Code noir », rédigé par les plus illustres juristes de l’époque. Nul n’ignore que ce code, mis à la disposition des oppresseurs, a fonctionné comme un outil d’exclusion, légalisant la violence dans ses aspects les plus extrêmes.
Malgré cela, en pleine période d’expansion coloniale, le 27 août 1789, le texte relatif aux droits de l’homme et du citoyen est rédigé comme suit :
« Les représentants du peuple français, constitués en assemblée nationale, considérant que l’ignorance et l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ont résolu d’exposer dans une déclaration solennelle les droits naturels inaliénables et sacrés de l’homme afin que les réclamations des citoyens fondées désormais sur des principes simples et incontestables tournent toujours au maintient de la constitution et au bonheur de tous. L’assemblée nationale reconnaît, déclare en présence et sous les hospices de l’être suprême les droits suivants de l’homme et du citoyen ».
Article premier : Les hommes naissent demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».
Ces grandes utopies n’ont par ailleurs, causé aucune gêne ni à la traite négrière ni à la mise en esclavage d’êtres humains, ni à la stimulation des plantations destinées à alimenter le trésor. Pas de doute, les lumières ambitionnaient profondément de changer la manière d’appliquer les droits aux laissés-pour-compte. En réalité, la Révolution affrontait des oppositions féroces, tant dans l’hexagone que dans les « outre-mer » où les révoltes se vivaient au quotidien. A Saint-Pierre en Martinique, par exemple, à l’occasion de la « fête Dieu » quinze afro descendants sont pendus. Il ne s’agissait pas de voyous armés mais des humains aux mains nues qui ne voulaient plus être traités comme « bête de somme ». En face, des patriotes qui, déifiant la cocarde tricolore brandissaient leurs cocardes blanches. Pendant ce temps, à l’hôtel Massiac à Paris, des colons défendaient avec âpreté leurs chasses gardées « outre-mer » et exigeaient le maintient de l’esclavage aux Antilles.
Plus proche de nous, un président de la République dénonçait «la fracture sociale ». Formule symptomatique qui caractérise le vivre ensemble dans nos sociétés depuis des siècles. Tout semble démontrer que la diversité peine à se diluer dans la République et que l’égalité dans le bien-être dépend de l’origine sociale ou ethnique.
Tracer l’évolution des droits « outre-mer » c’est tenter de suivre la chronologie des événements historiques. Les cruautés de la dernière guerre, commises sur le sol européen ont favorisé la prise de conscience relative à la valeur de ce que les humains ont en commun. Ainsi, la devise républicaine : « Liberté Égalité, Fraternité » retrouve du sens et suggère la reconnaissance réciproque entre humains.
Robert Schuman, Ministre français des affaires étrangères à cette époque s’est appliqué à mettre en évidence le rôle déterminant du droit dans la perspective d’une cohésion sociale garantie. A la tribune de l’ONU il a félicité les délégués des Nations d’avoir choisi Paris pour proclamer la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen « universelle ». Il disait :
« Nous considérons nous français, qu’il y a là une espèce d’hommage rendu aux efforts séculaires de l’esprit français dans la recherche d’une paix universelle ».
Pour l’occasion, le palais Chaillot à Paris est devenu le « Palais de l’ONU » et le 10 décembre est désormais la date d’anniversaire des « Droits de l’Homme et du Citoyen ». En dépit des vicissitudes de l’histoire, l’idée d’une humanité partagée intègre les consciences et dévoile un angle d’ouverture sur le genre humain sans distinction. Ainsi, tous les imaginaires peuvent se rejoindre dans le même terreau pour féconder les droits fondamentaux et se demander comme l’ont fait les philosophes des lumières, pourquoi le fort écrase-t-il le faible avec tant de dédain?
L’état actuel de nos sociétés montre que les relations humaines fondées sur le rapport de force défient l’idée selon laquelle « les hommes naissent libres et égaux » et que rectifier les mœurs ne va pas de soi. Lors de la dernière guerre, le non respect des droits de l’homme et du citoyen a sévi à la fois en Europe et en « outre-mer ». Poitrines ouvertes, des ultramarins ont combattu la tyrannie nazie au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Il ne s’agit pas d’amplifier la place des ultramarins dans l’histoire de France mais de souligner leur solidarité humaine. Cependant, un Haut Commissaire de la République, l’Amiral Robert, basé à Fort de France, a appliqué le droit comme au temps de la lettre de cachet, considérant que le sang détermine le rang social et que la fraternité ne prohibe pas le rejet de l’autre. Existent encore des mémoires vives pour évoquer cette « parenthèse » baptisée « Amiral Robert » au cours de laquelle les atrocités n’avaient rien à envier à celles pratiquées par la Gestapo en Europe.
Citons rapidement, deux pionniers en matière des droits de l’homme: Stéphane Hessel et René Cassin. Selon S. Hessel, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen est celle des vainqueurs et se heurte sur le sens du mot « universel ».
Pour R. Cassin il vaudrait mieux parler de déclaration internationale plutôt qu’universelle. Car, disait-il, les vaincus prendront naturellement leur place au sein des Nations et conforteront l’idée de la conception universelle.
A partir de cette cohérence, le procès de l’Amiral Robert entre autres, a débuté le 11 mars 1947. Au cours des audiences, des témoins authentiques comme Aimé Césaire ou M. Valentino député de Guadeloupe ont été amenés à dépeindre avec précision, les actes portant délibérément atteinte à la dignité humaine aux Antilles-Guyane mais oubliés dans les manuels d’histoire pour ne pas dire évincés.
Au sujet des droits de l’homme et du citoyen Stéphane Hessel attire l’attention sur ce qu’il appelle « l’hypocrisie normalisée ». Robert Badinter quant à lui dit que : « la France n’est pas le pays des droits de l’homme mais le pays de la déclaration des droits de l’homme ». La majorité des experts attentifs disent que la prétention universelle accordée aux droits de l’homme et du citoyen semble engloutir l’émancipation humaine.
Il semble important d’indiquer que la philosophie des droits de l’homme et du citoyen n’est pas le sujet le plus abordé ni expliqué aux générations montantes. Alors, on peut se demander en quoi les afro descendants sont les héritiers des lumières ? Allons-y plus loin et demandons-nous, en quoi nos sociétés sont-elles justes, démocratiques et solidaires ? Certes, les droits sont naturels, inaliénables, il n’en demeure pas moins nécessaire de pénétrer les motivations de ceux qui font les lois.
Innover, c’est démontrer que l’on peut faire du neuf à partir de l’ancien sans être systématiquement qualifié de communautariste ou de favoriser l’entre soi. C’est qu’en réalité, les droits de l’homme et du citoyen tiennent une grande place dans le développement personnel et dans la cohésion sociale. Dit comme cela, on donne l’impression de les mêler à toutes les sauces ou qu’ils sortent tout droit d’un courrier de cœur. Seulement, vivre ensemble, nous le voulons tous, même si ce n’est pas si évident que cela. Alors, commençons par nous regarder les yeux dans les yeux et nous reconnaître réciproquement.
Dans cette perspective, quelle place attribuer aux intellectuels dont le rôle serait d’enrichir le capital humain, quels rôles attribuer aux décideurs qui au nom de la démocratie représentative s’engagent à organiser au mieux le quotidien de leurs congénères ? Des anciens ont essuyé les plâtres. Certains sont peu connus, d’autres marginalisés tout en encaissant les humiliations à une époque où l’affirmation de soi ne faisait pas bon ménage avec les droits.
Généralement on dit qu’il faut : « laisser le temps au temps » mais alors, qu’avons-nous fait de cet héritage qui sans nul doute éclaire les inégalités qui perdurent? Quoi de plus naturel que de donner des droits aux anciens opprimés, même quand la discrimination dite positive fait peur aux plus conservateurs. Reste aux progressistes de faire l’effort de sortir de la sphère strictement revendicative, avec la conviction que nos sociétés sont toujours en attente de communions d’âme.
Marcel Luccin
9 mars 2O20.