— Par Jean-Marie Nol, économiste —
La situation est chaotique en Martinique et l’heure grave et nous avions écrit précédemment que le mouvement de lutte contre la vie chère était voué à l’impasse. Aujourd’hui nous nous dirigeons droit vers cette voie sans issue. L’appel à un sursaut de la pensée rationnelle en Martinique doit donc se faire plus pressant face aux événements actuels, qui menacent de plonger l’île dans une crise politique , sociale et économique majeure. Le mouvement mené par le RPPRAC, organisation luttant contre la vie chère, a su galvanisé une foule nombreuse, acquise à sa cause. Lors d’un discours prononcé ce samedi à Dillon, son leader a lancé un cri de ralliement à la mobilisation totale, annonçant des blocages à partir du lundi suivant. Ce discours évoque des barrages qui rendraient la circulation sur l’île impossible, ce qui fait craindre un retour à une situation de tensions et émeutes rappelant les débuts des négociations sur la vie chère. Force est de reconnaître que cette organisation à travers son leadership excelle en matière de communication, mais cette stratégie du bras de fer teintée de populisme- passablement improvisée dans le feu de l’action de mécontentement est totalement inepte dans la mesure où le blocage va se révéler mortifère. En effet, en général, la stratégie qui consiste à continuer de tirer pour faire croire à l’ennemi qu’on a encore des munitions est voué à l’échec dans la mesure où vouloir élaborer la stratégie de l’affrontement sur la base d’une démarche mécanique empreinte de passion et de ressentiment ne peut aboutir qu’à des résultats médiocres voire contre-productifs. Aussi j’invite tout un chacun à méditer cette citation du grand stratège chinois Sun Tzu pour lequel tout est dans la réflexion préalable à l’action , la préparation, la coordination et la qualité des renseignements sur l’adversaire recueillis : “Qui connaît l’autre et se connaît lui-même, peut livrer cent batailles sans jamais être en péril. Qui ne connaît pas l’autre mais se connaît lui-même, pour chaque victoire, connaîtra une défaite. Qui ne connaît ni l’autre ni lui-même, perdra inéluctablement toutes les batailles.“
Deux explications principales sont souvent avancées pour justifier la montée hasardeuse du populisme et du nationalisme inhérent au RPPRAC en Martinique : l’insécurité économique et l’insécurité culturelle. L’insécurité économique, en particulier, est un facteur clé pour la branche populiste d’extrême gauche et l’insécurité culturelle un levier psychologique à l’appel au ralliement du peuple aux penchants nationalistes. Cependant, le recours à la radicalisation, notamment à travers l’appel à des blocages, pose déjà de sérieux problèmes. En effet, l’État, la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM), les parlementaires et les grandes surfaces commerciales et autres acteurs sociaux économiques , qui ont signé des accords sur la vie chère, ne céderont probablement pas à des pressions aussi intenses pour se déjuger sur le contenu de l’accord pour des raisons pragmatiques politiques et financières.
La demande du RPPRAC de faire venir le ministre des Outre-mer sous la contrainte de l’injonction d’étendre le champ de l’accord à tous les produits alimentaires est également très peu réaliste, car elle risquerait de décrédibiliser l’ensemble des acteurs impliqués dont l’État en premier . Cette stratégie radicale du RPPRAC pourrait conduire in fine dans une terrible épreuve de force de nature suicidaire pour l’économie notamment locale de la Martinique . En effet, en optant pour l’épreuve de force, le RPPRAC prend le risque d’entraîner une répression sévère, comparable à celle qui a marqué les révoltes kanaks en Nouvelle-Calédonie. À cette époque, tous les principaux dirigeants des mouvements indépendantistes dits rebelles avaient été arrêtés et déportés dans l’hexagone , et l’économie locale gravement affectée pour ne pas dire ruinée durablement . Un scénario similaire pourrait se répéter en Martinique, avec des conséquences désastreuses pour son économie déjà fragilisée.
Les perspectives économiques de la Martinique pour 2024 sont en effet inquiétantes. Les comptes économiques présentés par l’Institut d’Émission des Départements d’Outre-Mer (IEDOM) et l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE) montrent un ralentissement continu de l’activité économique. Au deuxième trimestre 2024, l’indicateur du climat des affaires (ICA) a encore reculé, atteignant son niveau le plus bas depuis 2021. Ce recul est symptomatique d’un ralentissement qui va s’accélérer en fin d’année 2024.
Les chefs d’entreprises martiniquais anticipent une dégradation future, craignant une aggravation de la situation économique dans les mois à venir. La consommation des ménages, fragilisée par l’inflation, se stabilise à peine, tandis que l’emploi ne progresse plus et que le nombre de demandeurs d’emploi est en hausse pour la première fois depuis 2020. Ce contexte pourrait précipiter une récession en 2025, avec des conséquences dévastatrices : augmentation du chômage, multiplication des faillites et montée de la pauvreté.
Si les blocages prévus par le RPPRAC sont mis en place, ils risquent d’aggraver considérablement la situation. L’économie martiniquaise, déjà en difficulté, pourrait s’effondrer sous le poids des barrages et vraisemblablement émeutes , entraînant une chute des investissements et de la consommation, et une croissance durablement négative. Les acteurs économiques de l’île doivent impérativement réagir et alerter sur les dangers de cette stratégie radicale. Ils doivent plaider pour un retour au dialogue rationnel dans le temps long et mettre en garde contre les conséquences à très court-terme irréversibles de ce blocage pour l’économie de la Martinique.
Il est donc essentiel de stopper cette escalade avant qu’elle ne mène à l’effondrement économique de l’île. Le RPPRAC doit retrouver le sens de la raison et privilégier la voie politique comme analysée dans notre précédente tribune pour mener son combat contre la vie chère , au lieu de se perdre dans une politique de la terre brûlée . En choisissant l’insurrection et les actions illégales, il ne fera que nuire à la cause qu’il défend, en précipitant le peuple de Martinique qu’il prétend défendre dans une crise dont il pourrait ne jamais se relever.
Les démocrates libéraux silencieux de la Martinique, qui croient en la force de la raison, doivent néanmoins reconnaître que cette argumentation rationnelle semble inefficace face à des crises qui s’apparentent de plus en plus à des mouvements irrationnels, passionnels et insurrectionnels. Dans ce contexte, seule une intervention ferme des acteurs économiques et sociaux pourrait inverser la tendance actuelle de désintégration du tissu social et économique martiniquais.
En somme, il est impératif que tous les acteurs, qu’ils soient politiques, économiques ou sociaux, retrouvent la raison et agissent pour éviter à la Martinique de sombrer dans un chaos à la manière de la Nouvelle-Calédonie. Il est encore temps d’éviter un désastre économique et politique en refusant cette voie de radicalisation qui ne servira les intérêts de personne, pas même ceux du RPPRAC qui risque fort d’être littéralement le grand perdant de cette épreuve de force . La survie de l’île en tant qu’entité économique et sociale pour ne pas dire aussi politique en dépend fortement .
« An ja vwè van vanté, koko vèt tonbé, koko sèk rété an pyé »
Traduction littérale : J’ai déjà vu le vent souffler, le coco vert est tombé et le coco sec est resté dans le pied.
Le destin frappe au hasard, un jeune imprudent peut partir avant un vieux sage.
Jean-Marie Nol, économiste