Dominique Berthet, L’imprevisible rencontre. L’autre, le lieu, l’art(1)

— Par Martine Potoczny —

Dans cet ouvrage très complet, richement illustré d’œuvres d’artistes contemporains sur lesquelles il s’appuie, Dominique Berthet concentre sa réflexion sur un type particulier de rencontre « la rencontre déterminante ». Ce qui intéresse l’auteur est le caractêre exceptionnel et mystérieux de ce phénomène, car il s’agit d’une rencontre « transformatrice » pour qui sait l’accueillir, une rencontre qui ébranle par l’intensité de l’émotion ressentie et engage un bouleversement, un basculement de vie. Ce type de rencontre marquante concerne aussi la relation avec les œuvres d’art et l’esthétique. Trois axes de réflexion : La rencontre de l’autre, du lieu et de l’art, donnent corps à ce volume et déclinent des chapitres passionnants nourris de nombreuses références artistiques. Cinq cahiers photographiques en couleur viennent enrichir le propos et offrir un parcours de lecture stimulant entre textes et images.

Cerner la notion de « rencontre ª revient à s’interroger sur ses liens avec l’imprévisible, car il en est le moteur, la dynamique, le mouvement permanent. Dominique Berthet envisage « l’imprévisible rencontre » comme « un évènement-avènement, c’est-à-dire comme un fait fondateur, qui crée un avant et un après » (p. 18). Si la rencontre est d’une certaine manière une promesse de lendemains, on ne peut envisager celle entre les peuples sous ses seuls aspects positifs, créateurs et stimulants en ignorant ses aspects négatifs, violents et destructeurs. Les évènements comme la colonisation espagnole des Amériques ou encore la traite Atlantique relèvent des rencontres-chocs, des rencontres-conquêtes ou rencontres-collisions et sont de véritables rencontres-catastrophes qui attestent que « la rencontre de l’autre peut tout autant être destructrice que féconde » (p. 24).

Nombreux sont les plasticiens de la Caraïbe à faire référence à la traite et à la tragédie de la traversée, à ce qu’Édouard Glissant nomme « l’expérience du gouffre » et qu’il considêre comme à la fois « terrible et fondatrice ». Pour évoquer ces rencontres-chocs, l’auteur a choisi de s’intéresser à Gilles Élie-Dit-Cosaque, Laura Facey, Bruno Pédurand, Laurent Valère et Richard-Victor Sainsily Cayol qui, chacun à leur manière, questionnent l’histoire, la mémoire et traitent de La traversée du milieu à travers des réalisations diversifiées. Le lecteur peut saisir la force symbolique et métaphorique de leurs œuvres dans les images puissantes qui stimulent la réflexion dès les premières pages de ce volume. Ces œuvres attirent l’attention sur les tragédies du passé, mais elles sont aussi tournées vers l’espoir, l’avenir et invitent en ce sens à établir des liens avec les analyses d’Octavio Paz, de Carlos Fuentes et d’Édouard Glissant. Ces derniers s’accordent sur l’idée que dans l’histoire du Mexique et de la Carawbe, au-delà des entrechoquements, des tragédies, quelque chose de nouveau et d’imprévisible est né. Dominique Berthet conceptualise ce phénomène sous le terme de rencontres-chaos-germe (p. 43).

Au rang des personnes dont les rencontres et les lieux ont eu un impact notoire sur le déroulement de leur existence, le peintre cubain Wifredo Lam occupe une place centrale par la dimension hors du commun de sa vie et par son œuvre singuliêre : « Les rencontres furent des stimulations, elles ont fertilisé l’œuvre », écrit Dominique Berthet. Dans la première section de l’ouvrage, il évoque la vie passionnante du peintre et met en lumière les rencontres fécondantes qui jalonnent son itinéraire, les relations et les amitiés qui s’y nouent (avec Picasso, Breton, Césaire entre autres). Les traces de ces rencontres fondatrices visibles dans les œuvres de Wifredo Lam participent de la naissance d’un art novateur, d’une nouvelle esthétique que Glissant nomme « une esthétique de la créolisation du monde » (p. 84).

Autant qu’une rencontre entre des personnes, celle avec certains lieux peut générer une fascination intense et rtre à l’origine d’un bouleversement, d’un basculement de vie. Pour Dominique Berthet, le lieu nous détermine, il est déterminant, il influence notre mode de vie, notre rapport au monde et concernant l’art, il existe une relation étroite et complexe entre le lieu et la création. Fort de la fréquentation de nombreux ateliers en contexte insulaire, l’auteur met l’accent sur leur spécificité, sur la diversité des œuvres, il s’attache à montrer comment le lieu de l’vle inspire ou influe sur les pratiques et sur les lieux mêmes de création. Le premier exemple est celui d’une expérience personnelle vécue à Tahiti, le récit d’une immersion au cœur des œuvres in situ de Jean Paul Forest, montrant combien la relation au lieu et au contexte est essentielle chez cet artiste. Dans une démarche singulière et très poétique, Jean Paul Forest crée des œuvres énigmatiques en intervenant sur des parois de montagnes ou sur des roches fissurées qu’il « répare » en pratiquant des coutures et des sutures avec des câbles métalliques. La question du lieu et de sa prégnance est également au cœur du travail d’Alain Joséphine dont les peintures de grands formats donnent à voir « des espaces puissamment colorés » inspirés par des expériences d’enfance de sa Martinique natale ou encore de la Guadeloupe. En témoignent les huit photographies du deuxiême cahier qui plongent au cœur de ces espaces vibrants où « Tout est élan, énergie, puissance, confrontation » (p. 127).

Un tout autre univers et une autre expérience du lieu se dégagent de l’analyse passionnante des œuvres d’Ismasl Mundaray, peintre d’origine vénézuélienne. Son imaginaire est nourri par ses souvenirs d’enfance sur les rives de l’Orénoque, la relation à son pays natal, la rencontre avec les lieux, les populations et les paysages impressionnants de l’univers amazonien. Pour Dominique Berthet, « Ces peintures sont des ailleurs fascinants qui viennent

  • notre rencontre, dynamisent notre imaginaire et provoquent des émotions esthétiques » (p. 151). Les douze reproductions qui enrichissent le texte permettent une première approche sensible de ces œuvres insolites.

La relation à l’art et aux œuvres d’art est semblable à la relation aux lieux, aux objets, mais aussi à la relation amoureuse : « En premier lieu survient le choc qui nous saisit et constitue un moment de basculement. Dans un second temps interviennent le rêve, le fantasme, le désir

    • », écrit Dominique Berthet (p. 26). Ce dernier associe le phénomène de rencontre-choc aux notions d’inattendu, de surprise, de trouble, faisant de l’étonnement, un désir et un critère personnel déterminant de la qualité d’une œuvre. Lorsque l’étonnement (qu’il soit plaisant ou déplaisant) est une quête partagée « par le créateur et le récepteur de l’œuvre », son surgissement dans la rencontre avec l’art peut alors donner lieu à des expériences esthétiques d’exception. S’appuyant sur un vécu, l’immersion dans les hauts-lieux choisis pour abriter les œuvres insolites de Chun Kwang Young, Anish Kapoor et Anselm Kiefer lors de la 59e Biennale de Venise, Dominique Berthet partage les émotions et les sensations éprouvées lors de sa rencontre avec ces œuvres percutantes et marquantes. Quarante photographies (dont la plupart sont de l’auteur) viennent enrichir la troisiême partie de l’ouvrage qui s’achêve sur l’exploration d’une sélection d’artistes contemporains produisant des œuvres énigmatiques et singulières autour de la question de la temporalité. Ces exemples choisis montrent que dans les pratiques contemporaines où se rencontrent et se côtoient les différents domaines artistiques et extra-artistiques, les différents médiums, « l’hybridation est un réservoir d’énergie créatrices ». À travers ces rapports entre les arts, ces zones de contact, « C’est une esthétique de la rencontre qui semble prendre corps », écrit Dominique Berthet (p. 167).

On retiendra de cette lecture passionnante les nombreuses pistes de réflexion ouvertes par des rencontres étonnantes avec l’art, la curiosité attisée et le désir d’approfondir les liens avec les écrits issus des communications, colloques du CEREAP, actes de colloques, revues Recherches en Esthétique et autres ouvrages mentionnés dans la partie « Origine des textes ». Au final, la restitution en images et en mots de ces rencontres avec L’autre, le lieu, l’art, prolonge fidèlement l’idée souvent partagée par Dominique Berthet que « Penser la rencontre en art, c’est envisager l’infini des possibles dans le mouvement de l’imprévisible » (p. 183).

Martine Potoczny

  1. Dominique Berthet, L’imprevisible rencontre. L’autre, le lieu, l’art, Presses Universitaires des Antilles, 2024.