— Par Djénaba Diallo & Michel Pennetier—
Chapitre IV
La France
Le gigantisme de Roissy, cette façade prétentieuse de l’Occident ne l’impressionne pas. Sur le tapis roulant qui la surprend quand même un peu, pas d’émotions particulières, pas d’exaltation, pas de frisson de l’aventure, elle pense simplement à tous ces gens qu’elle a laissés en Afrique et qui ont voulu l’empêcher de faire sa vie, et elle a envie de leur dire : « Voilà, je vous ai échappé, maintenant je suis mon chemin ». Sur le sol de la France, elle se sent en accord avec elle-même. Elle téléphone à une tante de Dakar, une intellectuelle, pour lui dire qu’elle est bien arrivée. La femme lui demande ses premières impressions. « Il y a beaucoup de Blancs, plus qu’à Dakar », dit Djen en riant. Puis elle appelle son père qui lui dit tout surpris : « Ma fille, tu es un homme ! ».
Djen arpente l’aéroport bruissant de milliers de voyageurs qui arrivent ou partent, des appels sucrés des hôtesses. Elle trouve enfin la file des taxis et se fait conduire à la Gare de Lyon. Paris ? C’est un peu comme les avenues du plateau à Dakar, mais à l’infini. Dans le hall immense de la gare, elle est un peu perdue, elle ne sait comment acheter son billet. Dans la cohue, on lui vole une montre de valeur – un cadeau du diplomate – Djen ne s’en offusque pas, ce n’est qu’une montre.
Un homme de couleur l’aborde, il est gentil et l’aide dans sa démarche. C’est un Comorien et au premier regard, il avait cru que c’était une compatriote. En attendant le train, l’homme bavarde, bavarde et raconte sa vie, les problèmes avec sa copine. C’est curieux, se dit Djen, c’est toujours ainsi, les gens aiment se confier à moi, je ne sais pas pourquoi. Ils échangent leurs numéros de téléphone. Ils se reverront, mais la relation tournera cours … il voulait l’épouser.
Le train file vers Lyon. C’est le mois d’août, la campagne est belle avec ses collines, les villages groupés autour d’une église et surtout la verdure qui recouvre toute la terre. Une révélation pour Djen, habituée au sol dénudé de l’Afrique. Elle trouve cela très apaisant, c’est doux et pacifique, la France.
Lyon. Une amie l’attend. C’est Fatim, une femme au destin bousculé, comme tant de femmes en Afrique. Elles se sont connues à Bora. Fatim est issue d’une relation hors mariage de la mère avec un Libanais, un père qu’elle n’a jamais connu. Le mari de sa mère n’a jamais accepté cette enfant et l’a maltraitée. Finalement, elle fut envoyée en pension en Guinée dans la famille de sa mère où elle fut là aussi méprisée et martyrisée, on se servait d’elle comme cendrier, dit Djen, les hommes éteignaient leurs cigarettes sur son corps. Adolescente, elle revint à Bora et c’est là que les deux jeunes filles se lièrent d’amitié. Fatim voulait fuir ce monde et la solution, comme d’habitude, c’était le mariage avec un Blanc. Djen joua son rôle de « marieuse » dans le milieu des coopérants de Bora. Fatim épousa un Italien et partit définitivement pour l’Europe.
Fatim habite maintenant un petit pavillon dans un lotissement nouveau d’une bourgade située à une trentaine de kilomètres de Lyon. Son enfance bouleversée a fait d’elle une personne survoltée comme si un trop plein d’énergie comprimée durant ces années d’oppression devait se déverser hors d’elle pour le reste de sa vie. Djen passa un mois chez son amie et ce fut un flot de paroles ininterrompu entre les deux femmes pour dire le passé et son incroyable absurdité, pour chercher peut-être malgré tout le sens qui se résumerait à la volonté des deux femmes de vivre : « Nous sommes là, nous nous battrons ».
Djen n’est pas en manque de relations en France, il y a des membres de la famille immigrés en France et les Français qu’elle a connus à Dougouké. Elle s’adresse d’abord à un oncle de Niokolo qui vit à La Verrière dans le département des Yvelines. Un cousin vient la chercher à la gare et à peine installé dans la voiture, il lui dit d’emblée qu’il veut l’épouser. Décidemment, la pression continue, se dit Djen, il faut poursuivre la résistance. La famille de l’oncle habite dans un foyer Sonacotra constitué de cubes préfabriqués comme on en voit sur les chantiers, douze mètres carrés par famille avec femmes et enfants. Les conditions sont presque pires que dans les bidonvilles de Dakar. Djen s’aperçoit peu à peu que les immigrés qui vivent là n’ont aucune relation avec la vie française, ne peuvent pas et ne veulent pas s’intégrer, s’arcboutant sur le genre de vie et les coutumes de leur origine, régressant même tandis qu’au pays les gens s’ouvrent et évoluent doucement au contact de la modernité.
L’oncle vit dans les douze mètres carrés avec sa femme et trois enfants. Djen comprend qu’il n’y a pas là de place pour elle et que ce serait un enfer si elle y restait. Pendant ce court séjour, elle se rend utile le plus possible en faisant les courses et la cuisine, au moins que sa présence ait ce sens là.
Elle a rapidement trouvé un travail. Cet oncle qui est le plus âgé dans la famille qui vit dans la région – donc celui à qui ont doit le plus le respect – lui dit :
– Tu n’as pas de compte bancaire, ce n’est pas prudent de se promener comme ça avec du liquide. Mets donc ton salaire sur mon compte.
Mais Djen ne l’entend pas de cette oreille :
J’ai souri – ça cogitait dur dans ma tête – et je l’ai regardé. Heureusement, le plus jeune des oncles a hurlé : « C’est sa sueur, elle doit ouvrir son propre compte ! »
Donc elle part bientôt avec l’idée de ne plus subir les situations, mais d’agir coûte que coûte. « Être dans la vie toujours un sujet et jamais un objet », ce pourrait être la devise de Djen. Elle trouve d’abord refuge chez une amie, au moins pour y dormir. En fait, elle est la plus grande partie de la journée à la rue. L’accueil chez l’amie ne pouvait être que provisoire, il ne s’agit pas de profiter de quiconque. Elle est alors entièrement à la rue et c’est en cet instant qu’elle se sent extraordinairement forte, plus forte que jamais, si bien que le sentiment de plénitude qui la caractérise prend sa plus grande amplitude. Elle a suffisamment d’argent pour dormir ici et là dans de petits hôtels. De temps en temps des amis français qu’elle a connus au Sénégal, l’invitent dans des restaurants chers et lui trouvent un moment du travail dans une famille bourgeoise. Mais elle voudrait plutôt travailler dans la restauration et un demi-frère du père qui vit à Bois d’Arcy lui procure l’adresse d’une boîte d’intérim. Elle est embauchée comme vendeuse dans un magasin de chaussures, puis dans la restauration de collectivités, entre temps elle fait des ménages. Et l’errance, la délicieuse errance d’une chambre d’amie à un petit hôtel se poursuit.
Elle revient régulièrement rendre visite à l’oncle dans le foyer de la Sonacotra. En face de la pièce où vit la famille, tout près, juste en face, il y a la porte d’une autre habitation. La promiscuité est telle qu’il faut souvent se mettre dans l’embrasure de la porte pour respirer un peu. Et à la porte d’en face se tient souvent un jeune homme qui fume cigarette sur cigarette. Il est impossible que les regards ne se croisent pas, que quelques mots ne soient échangés, à l’initiative de Djen car il faut imaginer le jeune homme timide et la jeune femme d’un naturel communicatif à l’image de sa culture, car en Afrique une rencontre de regards est nécessairement une rencontre de paroles, pour le moins de longues salutations. Mais il est possible aussi que la rencontre se soit passée autrement, que Djen ait été sur ses gardes, mais que le jeune homme, attiré par la jeune femme, se soit enhardi.
Le beau jeune homme à la porte d’en face, c’est Stéphane, un taciturne qui parle par onomatopées et courtes phrases comme s’il y avait chez lui un manque absolu de confiance vis-à-vis de lui-même et du monde. Il est arrivé ici après bien des errances et a trouvé dans ce quartier de grandes surfaces et d’entrepôts un travail de manutentionnaire. Djen éprouve pour lui un mélange d’attirance et de compassion. Elle lui apprend doucement à libérer sa parole et à se livrer. Il est tout étonné que quelqu’un s’intéresse à lui, peut-être que depuis sa naissance cela ne lui est jamais arrivé, enfant rejeté, jamais aimé par ses parents, conduite d’échec et bouillonnement intérieur qui se déverse en accès de colère et en fuite dans l’ivresse. Djen l’écoute et plus elle l’écoute, plus elle s’ouvre à sa personnalité problématique. Mon écoute m’a piégée, dit Djen.
Le narrateur
J’ai pensé depuis longtemps que la caractéristique fondamentale de la psyché humaine, c’est le manque et la faille qui sont à l’origine des rêves et des utopies, de la mauvaise conscience, de l’idéal et du désir de perfectionnement, des notions de péché et de rédemption, bref qui sont la source inépuisable de la vie intérieure avec son cortège de nostalgies, de poésies ou de constructions philosophiques. Ce n’est pas exactement cela que je trouve chez Djen. Peut-être, me dis-je en l’écoutant, ma conception est-elle fortement occidentale et marquée du sceau de la tradition chrétienne. Peut-être vit-on les choses assez différemment en Asie ou en Afrique. Djen note souvent dans ses propos son sentiment de plénitude intérieure, ce noyau intangible de son humanité qui se heurte au monde extérieur et qui résiste sans agressivité et par pure affirmation de son être, non pas de son égo, cette plénitude qui s’épanche en compréhension, en générosité, en compassion envers les autres. S’il y a souffrance, elle ne vient pas d’un conflit intérieur mais de ce que fait subir le monde extérieur. La plénitude peut pardonner et rebondir. Je pense à ce propos au troisième récit de Marie Ndiaye dans son roman « Trois femmes puissantes ». Il y a cette pauvre fille Khady Demba, veuve très jeune, recueillie par sa belle-famille puis jetée dehors, errant à travers le Sahara sur les chemins de l’émigration avec un jeune homme qui d’abord la protège puis la trahit, périssant sur les barbelés de Ceuta, épouvantable destin où Khady garde toujours sa force et sa dignité en se disant « Je SUIS Khady Demba ». C’est bien ici aussi une plénitude d’être qui résiste à tout. Est-ce cela la force de l’Afrique, en particulier la force de la femme africaine ? Comment le continent pourrait-il survivre s’il n’avait au milieu de la pauvreté, des guerres et des crimes qu’elles entrainent, cette force de vie inentamée qui le fait encore rire et chanter et procréer, dépasser l’angoisse et ignorer la dépression ? Il est possible que l’Islam ne fasse que renforcer cet état d’esprit foncièrement africain. Sibony dans « Le nom de Dieu » comparant les trois monothéismes montre que le judaïsme affirme vigoureusement la faille entre ce qui est et l’être, entre l’homme et le dieu transcendant, d’où l’autocritique et la réflexion à l’infini sur la Loi, le christianisme à travers l’incarnation propose une réconciliation, mais encore faut-il que le « vieil homme » meure pour que l’homme nouveau apparaisse et c’est un chemin à parcourir. En revanche l’Islam comble la faille, il suffit de se soumettre, le « moslim » est le soumis. Le musulman (le soumis) est principalement dans la plénitude du divin, réconcilié avec lui-même.
Ces considérations générales m’entraînent sans doute un peu loin de la psychologie de Djenaba car cette femme est tout à fait éloignée d’un « type », c’est une personnalité profondément originale au sein même de sa culture. Mais elle en est cependant issue et des échos peuvent se faire jour. Elle traverse le monde, passe de son village à la banlieue parisienne en restant la même, avec la même exigence humaine dans ses rencontres, avec le même souci de l’autre, avec la même lucidité.
Lucidité ? Stéphane fut dans sa vie sa pierre d’achoppement. Mon écoute m’a piégée. C’est une lucidité a posteriori. Dans la rencontre avec le jeune homme, elle s’est laissée entrainée par sa spontanéité affective, à la compassion. Elle a été trop confiante en sa capacité à transformer l’autre. C’est sa plénitude prise comme une toute puissance qui l’a piégée.
Stéphane l’invite au restaurant, ils devisent sagement comme un couple ordinaire. Le jeune homme commande les plats les plus chers et Djen s’en offusque – Tu n’as pas tant d’argent !- et le garçon répond d’un ton sarcastique : c’est la banque qui paie ! Au retour, il l’invite dans sa chambre Reste un peu avec moi et là, il éclate en sanglots en plongeant dans son passé, en racontant sa détresse d’enfant méprisé dans la famille et à l’école – tout pour mon frère, rien pour moi, le bon à rien, lui il a une belle situation, moi je suis un pauvre type – A dix-huit ans, il s’est engagé dans l’armée, le Tchad, le Liban, la Nouvelle-Calédonie, discipline de fer, combats en première ligne, toute sa haine du monde et de la vie, il la met au bout de sa mitraillette. Et maintenant ce boulot éreintant de manutentionnaire, sans espoir. Sa haine de la vie, il la retourne contre lui-même, il s’autodétruit à l’alcool et à la drogue.
Djen écoute, plonge avec lui dans cette détresse qui fait écho à certains moments de sa vie et elle se souvient des innombrables personnes qui se sont confiées à elle. Je ne sais pourquoi, j’attire la confidence, avec moi les gens laissent tomber leur masque. Elle ne peut se déprendre de la détresse de l’autre, elle se laisse envahir et pourtant elle ressent sa force intérieure capable de la compenser et de la vaincre, cette donnée première, inébranlable de son être. C’est en cet instant que se noue le nœud de leur relation. Elle est touchée qu’il ne la prenne pas comme un objet mais comme la partenaire qui écoute et qui console. Les voies sont tracées : elle sera la mère qui a manqué à Stéphane, elle sera l’amour pour ce petit garçon. Tu m’as sauvé la vie, dira-t- il souvent. Elle sera touchée par sa fidélité – un petit garçon qui reçoit l’amour de sa mère peut-il lui être infidèle ? Un rêve de conte de fées nait dans l’esprit de Djen : oui, je vais le sauver, le transformer, avec moi, il va reprendre goût à la vie. J’ai voulu qu’il change de métier, qu’il fasse une formation, qu’on achète une maison en location-vente, qu’on fonde une famille.
Ce désir, faudrait-il l’appeler, celui de la toute-puissance chez Djen ? Mais une toute-puissance subtile et discrète et dont l’objectif n’est pas affirmation de l’ego mais don de soi : J’aime mieux le bonheur des autres que le mien, et cela se réalise sans efforts. Nul autoritarisme chez elle, mais un souci constant de l’autre qu’elle essaie de définir en se comparant aux autres femmes : par rapport à une Française, je suis une femme soumise, par rapport à une Africaine, je suis une insoumise.
Malgré cet amour, Stéphane ne se réforme pas, tant est ancré en lui le mépris de lui-même que lui ont transmis ses parents et le penchant à s’autodétruire et à détruire le bonheur possible que lui offre la jeune femme. Il est aussi crispé qu’avant. Dans les soirées amicales où on rit beaucoup, Djen en particulier, Stéphane déclare : « Ah, donnez moi un fil de fer à accrocher à mes lèvres et tirez bien de chaque côté pour que je rie enfin un bon coup ! ». Il dépense inconsidérément au lieu d’économiser pour une maison comme le préconisait Djen. Mais elle ne lui fait pas de reproche : Je lui laissais ce plaisir car il en avait manqué pendant l’enfance. Face a cet échec, elle ne renonce pas, elle continue de croire à sa mission : Je ne voulais pas reculer, je ne l’imaginais même pas.
Un an après la première rencontre, le mariage a lieu le 24 octobre 1992. Tout le monde, tous les amis lui ont déconseillé cette décision fatale. Au service de l’état-civil à la mairie de Rambouillet, on essaie de la dissuader, non pas parce que Stéphane est ce qu’il est, mais parce que les mariages mixtes ne sont pas bien vus. Rien n’y fait, elle s’entête. Elle croit en elle et en Stéphane.
Le narrateur
La première fois que je rendis visite à Djenaba dans le petit appartement encombré de la Louvière, le quartier des logements sociaux de Rambouillet, je remarquai tout de suite au milieu de poupées et bibelots kitsch les photos de mariage, le beau couple élégamment vêtu posant dans le parc du château, des scènes du repas de noces avec beaucoup d’invités rieurs, le départ du couple dans une Rosalie Citroën, année 1934, Djenaba dansant au bras de son époux, le visage rayonnant de bonheur tourné vers l’objectif . Elle avait voulu toute la mise en scène et le tralala d’un beau mariage classique. Je ne connaissais rien encore de son histoire. Je voyais sa maman emmitouflée dans ses habits traditionnels comme projetée soudainement d’un village d’Afrique dans ce petit appartement, un petit garçon et une fillette, très beaux à la peau de miel, mais pas de mari, peut-être au travail, me disais-je. Djen me dit qu’elle était embauchée comme intérimaire dans un restaurant d’entreprise, longues journées éreintantes, ambiance stressante avec les petits chefs, jamais de vacances. J’ai fait venir ma mère pour s’occuper des enfants et pour qu’ils gardent le lien avec le pays. J’imaginais une famille ouvrière, humble, mais tout compte fait installée dans un certain bonheur. Djen ne me raconta que peu à peu le drame de sa vie.
La première année de vie en couple fut-elle heureuse ? Un mélange, dit Djen. Elle a franchi une étape, elle croit avoir acquis une base pour construire avec Stéphane. Elle gagne alors bien sa vie au prix d’un travail acharné, d’un côté dans un hôtel de quatorze chambres y compris le samedi et le dimanche, puis le soir le ménage chez des particuliers dans trois maisons différentes. Longs trajets à parcourir à pied entre ces différents lieux. Stéphane est conscient de ce que lui apporte Djen, mais cela ne traverse pas la carapace douloureuse de la haine et du mépris de soi. Il faut qu’il boive l’alcool et fume la drogue pour trouver l’illusion d’une satisfaction. Le reste du temps il est agressif et survolté.
A la fin de la première année de mariage, Djen donne naissance à une fille. Stéphane est déçu, il voulait un garçon – sans doute, croyait-il réparer sa propre enfance avec un garçon. Il ignore complètement sa fille, ne lui jette pas même un regard et il arrivera qu’il secoue vigoureusement le bébé quand ses cris le gênent. Djen est effrayée et déçue de ce comportement. Elle qui est née mère est prise entre l’étau du bonheur d’avoir donné la vie et la souffrance de voir le père ainsi s’éloigner et être menaçant pour l’enfant. L’espérance d’un bonheur familial se transforme en résignation et en un sentiment d’échec.
Je pardonne mais mon corps n’accepte plus.
En 1996 naît Ludovic, un garçon. J’ai pleuré le jour où il a été conçu. Cette fois, Djen n’espère plus rien de la vie avec Stéphane dont la maladie est allée grandissante. La tendance à l’autodestruction enveloppe la famille d’un voile noir. Pas même la présence d’un fils ne pourrait désormais le sauver.
Débordée, exténuée par le travail, les soins aux enfants, l’instabilité et la violence du mari, elle lance un appel au secours à sa mère qui arrive en 98. La pauvre Sirandine assiste au calvaire de sa fille. Ce n’est pas la première fois qu’elle est confrontée à l’injustice et à la folie humaine. Elle fait front avec patience, en une solidarité indéfectible avec sa fille. La pulsion de destruction chez Stéphane atteint son paroxysme, Je te flingue, je me flingue, c’est ainsi qu’il exprime encore à de multiples reprises son amour pour Djen, l’union dans l’anéantissement. Djen ne sait plus rien, ne voit plus rien, n’espère plus rien. Il n’y a plus que la peur de mourir quand elle entend les cris de l’homme, ses gesticulations désordonnées dans l’ivresse où l’on ne sait pas vers quoi son esprit embrumé va l’emporter, où tout est possible, l’irrémédiable. Mais au milieu de ce désastre, quelque chose résiste en Djen, la pulsion de vie simplement, les enfants, sauver les enfants, tout faire pour eux.
C’était en 2000. Une amie qui devait faire une course est venue déposer son bébé chez Djen. Dans l’appartement, il y a Stéphane et Sirandine. L’enfant pleure beaucoup en l’absence de sa mère, ses cris emplissent le petit appartement. Sirandine observe Stéphane qui est assis à table en train de boire. Elle voit sa mâchoire qui se crispe en une grimace douloureuse. Soudain il se lève, se précipite vers le berceau, saisit l’enfant, le serre, le serre, le secoue et hurle. Sirandine se jette sur Stéphane qui abandonne l’enfant inerte. On appelle police-secours, l’enfant est emporté à l’hôpital, les sirènes hurlent et ameutent le quartier tandis que Stéphane est menotté et conduit au poste.
L’enfant était dans le coma, mais il survivra avec des séquelles. Stéphane fut condamné à trois ans de prison.
Stéphane: « Pour la première fois de ma vie, en prison, j’ai commencé à réfléchir ». Djen lui rend visite. Elle écoute son mea culpa plus par résignation que par conviction. Une infinie tristesse emplit son cœur à chaque visite. Un jour il lui dit : « Je ne toucherai plus à l’alcool, mais donne moi la permission de fumer un joint de temps en temps ». Un déclic résonne dans la tête de Djen, tout son être se cabre contre cet homme : il recommencera, l’enfer reviendra. En cet instant, elle a décidé le divorce. Il a fallu aller aussi loin dans le don et l’abnégation pour qu’un jour le retournement se fasse et qu’au nom de la même source vive qui lui a tant fait donner, elle dise non pour se tourner vers le oui à la vie, maintenant ses enfants, maintenant son indépendance et les richesses de l’amitié.