Dix considérations sur un sondage

— Par Patrick Chamoiseau —

Les priorités de la population martiniquaise.
Parmi les sujets de société suivants, quels sont selon vous les trois dont il faudrait s’occuper en priorité?
Lutter contre la vie chère : 68%
Améliorer le système de sante : 61%
Favoriser la formation des jeunes : 44%
Lutter contre l’insécurité : 41%
Lutter contre la pollution par le chlordécone : 29%
Améliorer les transports en commun : 18%
Favoriser le création et le dvpt des entreeprises en Martinique : 13%
Améliorer la distribution de l’eau potable : 12%
Faire évoluer le statut de la Martinique : 3%
Faire du créole une langue officielle de la Martinique : 1%
Source : ETOM Leader des études outremer Octobre 2023

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1/10 – Les préoccupations mises en avant par cette construction sondagière ne sauraient être négligées. Elles confèrent une vertu indéniable à l’activité « politicienne ». Seulement, elles ne sauraient circonscrire l’amplitude d’une action Politique.

2/10 – Le Politique détient l’immense souffle qui manque au pragmatisme politicien — lequel, à force de proximité immédiate, même vertueuse, s’encaye le plus souvent dans du populisme avilissant ou du clientélisme.

3/10 – Depuis 1946, tous les problèmes évoqués dans ce hit-parade « outremer » ont été traités par des générations de politiciens. Ces urgences n’ont pour ainsi dire pas bougé, inspirant de décennie en décennie, la Convention du Morne rouge (1971), la Déclaration de Basse-Terre (1999), l‘Appel de Fort-de-France (2022).
Répétitions d’un même constat.
Quand les choses ne bougent pas, les psychanalystes pensent qu’il faut débusquer le plaisir qui s’y cache. Les sociologues nous disent plutôt qu’elles se sont érigées en des forces systémiques sociétales qui dépassent les personnes et les bonnes volontés. En face d’elles, ilfaut bien plus que des manœuvres politiciennes.

4/10 – L’histoire de notre pays nous rappelle que le peuple oublie toujours les « politiciens », mais qu’il honore ses « Politiques ». L’exemple de Césaire est une base édifiante. Pendant des décennies, le Poète a traité les misères immédiates (logement, emplois municipaux, distributions de ciment et de tôles…) mais il a incarné, au-dessus de tout cela, la dignité d’un peuple-nation face au colonialisme. Ceux qui se lamentaient autour de son cercueil se souvenaient des tôles, mais ils déposaient un fervent gloryé sur l’incarnation de leur dignité sauve. Sur l’inspirateur d’une fierté. Sur une force symbolique qui les avait soulevés au-dessus des misères de leur vie.

5/10 – Cette construction sondagière (d’intention malfaisante, car elle ne vise qu’à stopper l’exigence Politique) illustre quand même ceci : quand un peuple s’ignore comme peuple-nation, qu’il n’est plus à ses propres yeux qu’une population (ou pire : un agrégat d’individualismes), qu’il se retrouve ainsi deshabité du grand Désir où germe le dépassement du soi vers un vœu collectif,
alors…
les misères immédiates, les aspirations matérielles engloutissent sa conscience. Le « i-bon-konsa », l’assistanat, la dépendance, sont acceptées comme uniques solutions. Elles deviennent des finalités débrouillardes qui se nourrissent d’elles-mêmes et qui perdurent ainsi. Elles insultent ceux qu’elles tiennent dans un piège systémique, ne leur laissant à terme que du ressentiment visité de violence.

6/10 – L’humain est fait de prosaïque et de poétique. Le prosaïque, c’est : manger, boire, se loger, se reproduire, assurer sa survie immédiate, se garder en position sécure… Le poétique, c’est : rester digne, se respecter soi-même, se sentir responsable de ses actions et de ses inactions ; c’est respecter et aimer la différence de l’Autre, respecter le vivant, intégrer le mystère ; c’est vivre à l’exigence, à l’ouverture, à la joie, à la créativité, au chant, à l’amitié ; c’est mignonner l’élan vers un plus grand que soi fréquenté d’enthousiasme ; c’est « exister » littéralement au-dessus de ses chairs…

7/10 – Le populisme politicien croit que le poétique est secondaire. Voire inutile. Dès lors, le politicien ordinaire besogne au prosaïque, il fréquente ainsi les oubliettes de l’histoire. En revanche, sans jamais déserter le moindre espace du prosaïque, le Politique l’enveloppe des ferveurs, des signes et des symboles, du poétique. Il soulève aux visions. Et les problèmes qu’il traite sont soulevés, eux aussi, par ce bel oxygène. Il honore comme cela le peuple-nation dont il a le souci.

8/10 – Il faut se souvenir du mot de ce cher Confucius : « Quand un homme a faim, il vaut mieux lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson ». Le poisson donné est la plus petite porte d’entrée du problème de cet homme. Il aura mangé, mais il risque de passer le reste de sa vie à attendre le retour du poisson. Un peu comme nous, dans le sac « outremer », attendons les décisions et les « bonnes nouvelles » qui nous viennent de la France. Ce qui sauve dans l’accession aux techniques de la pêche que propose Confucius, ce n’est pas seulement le fait que notre personne en chinpontong puisse se nourrir par elle-même. C’est surtout qu’en récupérant des capacités d’agir sur elle-même, sur le monde qui l’entoure, elle aura quitté la passivité triste, la dépendance stérile, la violence et le ressentiment, pour les fécondités de l’action.

9/10 – Agir, signifie en poétique : se mettre en devenir. C’est se confro nter soi-même au « Réel », y construire sans aucune médiation une « réalité » habitable dans un autre espace-temps.
C’est ouvrir des tralées de possibles. C’est se mettre à se penser soi-même et à se projeter dans son entour et dans le monde. C’est s’engager dans de belles causes et de beaux rêves.
C’est développer des liens, des alliances, des combats dans la substance du vivre. C’est développer des expérimentations, des solidarités et surtout des projets (donc des mises-en-Relation) avec l’ensemble du vivant. C’est aller au « devenir » et en être responsable. C’est construire les enveloppements d’une multitude de « Nous » autour du soin porté à chacun de nos « Je » – chaque « Je » relayant ainsi l’instance du Politique.

10/10 – Le prosaïque et le poétique sont indissociables. Le poétique est l’œuf d’accomplissement du prosaïque. Il lui confère du dépassement, de l’imagination, de l’énergie, de l’amplitude refondatrice et de l’efficacité dans le traitement de ses misères cruciales. Il faut — sinon haïr — veiller à épurer les sondages malfaisants.

Patrick Chamoiseau
15 10 2023

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