23 novembre 2016 à 19h 30 Madiana VO
— Par Janine Bailly —
Cité, cité HLM, ghetto, cité-ghetto, quartier sensible, voire quartier sans autre qualificatif, nombreux sont les termes qui cherchent aujourd’hui à définir la banlieue, devenue objet de nos peurs et de nos fantasmes, lieu d’exclusion sociale où flambe par intermittence la révolte, chaudron où se mijotent échec scolaire, chômage, violence, trafic de drogues et trafics d’autres sortes.
« Film de banlieue » ? À l’heure où pour la dixième année se déroule dans certaines salles parisiennes le festival Cinébanlieue, la réalisatrice Houda Benyamina réfute cette façon de nommer un cinéma qui, devenu genre, oscillant entre documentaire et fiction, peine à donner une image exacte de ce que sont ces territoires échappés au monde ordinaire, tant est complexe une situation que bien des politiques successives ont essayé, mais en vain, de normaliser. 1988 : Jean-Claude Brisseau, pour De bruit et de fureur, se voit reprocher, parce que la fiction concerne de très jeunes garçons, parce qu’elle mène inexorablement au drame et à la mort, la façon dont le premier il ose dépeindre cette violence et cette cruauté extrêmes qui peuvent régner dans les banlieues. Années 90 : d’abord il y a, dans État des lieux puis dans Ma 6-T va crack-er, le constat amer, lucide et sans concession de Jean-François Richet, qui préconise comme porte de sortie l’engagement politique. Vient ensuite un film coup de poing, image en noir et blanc caméra à l’épaule, La Haine, de Mathieu Kassovitz, odyssée mélo-dramatique d’un trio de banlieusards au lendemain d’une émeute consécutive à une bavure policière, et dans lequel la haine, avant de se matérialiser par un engrenage de circonstances malheureuses, passe d’abord par les mots d’un langage spécifique et qui signe une identité. Visions d’hommes sur d’autres hommes, ces œuvres privilégient la description d’un univers masculin, où n’est jamais accordée à la femme sa véritable place. Années 2000 : c’est enfin par de singulières héroïnes qu’il nous est donné d’appréhender la banlieue. C’est l’heureuse surprise de L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche, où, dans une œuvre habitée de cette généreuse certitude que, par la culture et l’éducation, on peut tenter de vaincre stigmatisation, délinquance et désespérance, l’on voit un groupe d’adolescents répéter, au cœur d’une cité HLM comme il y en a tant d’autres, des extraits de la pièce Le jeu de l’amour et du hasard, et la jeune Lydia en est la figure centrale. C’est encore, plus près de nous, Céline Sciama qui met en scène, dans Bande de filles, un quatuor de jeunes Africaines, débordantes d’énergie et qui, refusant les entraves liées à leur milieu, partent crânement, contre vents et marées, à la rencontre d’elles-mêmes et de leur liberté.
C’est enfin, venant bouleverser le rituel un rien guindé du festival de Cannes 2016, le coup de tonnerre de Divines, qui enflamme la Croisette mais divise la critique, d’aucuns reprochant à la réalisatrice de reprendre les clichés ordinairement attachés à ce type de film. S’il est vrai que nombre de propositions étaient déjà présentes dans les œuvres précitées, la volonté affichée de transcender la réalité fait de Divines un film à part, libre, émouvant et baroque, qui vous prend aux tripes et au cœur, qui ne vous lâche plus jusqu’à l’image ultime et qui vous dessine des bleus à l’âme. Au rang de ces clichés, que je préfèrerai nommer choses déjà vues : la scène où perchée sur une table d’école l’héroïque Dounia affronte une enseignante désarçonnée par la soudaine et violente agressivité du propos ; le choix, pour constituer le duo, le trio ou le quatuor, de nationalités et de religions différentes, ici Dounia la Maghrébine qui peut prier à l’église et Maimouna l’Africaine qui est fille de l’imam ; l’omniprésence de la drogue et de ses caïds, celle-ci étant prise comme seul moyen d’accéder à la richesse, à la puissance, à la liberté ; le rêve et le jeu par quoi l’on simule un avenir meilleur, ici les deux complices Dounia et Maimouna mimant une folle randonnée au volant d’un hypothétique cabriolet, là le quatuor de Bande de filles qui s’éclate, rit fume et danse dans une chambre d’hôtel louée, chacune devenant star par la grâce de vêtements volés ; l’humour qui naît des trouvailles langagières ; l’univers de béton enfin, barres d’immeubles ou tours en décrépitude, et que nul ne viendra plus réparer.
Mais le propos de Houda Benyamina n’est pas en cela seulement. Elle compose d’abord trois portraits de femmes, s’attachant à peindre plus précisément Dounia la rebelle, qui cache sous le masque de son intransigeance une véritable tendresse. Tendresse pour Maimouna, l’amie complice à la naïveté parfois désarmante, celle dont les rondeurs accueillent la fragilité de Dounia quand elles se font consolatrices. Tendresse en forme d’amour blessé mais agissant pour une mère démissionnaire, noyée dans l’alcool autant que dans ses problèmes d’argent et de relations amoureuses. Dounia qui peu à peu sort de sa chrysalide et se fait superbe papillon de nuit, mais papillon voué à se brûler les ailes en prétendant défier plus forte qu’elle, Rebecca la caïd, celle qui dans la cité organise le trafic de drogue et reprend à son compte toutes les postures masculines afférentes, et ce jusqu’à la caricature. Dounia dont les yeux s’allument au spectacle de Djigui, ange déchu au dos tatoué de ce qui pourrait bien être une aile, et qui par la danse oublie son habit de vigile et s’élève. Vers le ciel ? Vers l’honneur reconquis ? Vers Dounia dont il sent la présence, cachée là-haut dans les cintres du théâtre ? Et le silence, lourd de sensualité, s’impose dans les face à face quand les regards se trouvent et s’affrontent, quand aussi Djigui, si peu disert, se met à chorégraphier contre, pour et avec Dounia ce qu’il ne sait pas autrement dire, l’amour et l’espoir et la vie retrouvée. La justesse du portrait tient aussi dans son ambiguïté. Dès le début du film, tandis que les élèves chantent « Money, money, money, », Dounia dit « Mes mains sont faites pour l’or », aveu de son avidité, de son désir de possession, mais selon la réalisatrice, désir aussi de trouver la beauté et de re-trouver sa dignité : « Pas l’argent, l’or ! On a tous droit à ce qui est inestimable ». Et cette aspiration au bonheur, ce « désir d’élévation spirituelle » que Houda Benyamina revendique pour ses personnages, on peut les pressentir dans la façon dont sont figurés les lieux. Si le camp, bidonville sordide habité par les Roms, et où réside le mère de Dounia, est montré dans sa réalité crue, la banlieue est surtout une création métaphorique, faite de longs couloirs enténébrés où l’on se faufile, sorte de labyrinthe allant sous terre du centre commercial à la salle de danse, univers clos qui enserre. À cette horizontalité s’oppose la verticalité qui conduit le regard de haut en bas, de bas en haut, des cintres du théâtre au sol, et la caméra qui filme en plongée, au lieu d’écraser le corps de Djigui dansant et se dénudant, étrangement le magnifie et lui confère sa féminité.
Le film, porté par trois fabuleuses actrices, joue audacieusement avec les codes et les genres — la bande-son ne passe-t-elle pas du rap à la musique sacrée ? —, parcours initiatique, chronique sociale, brûlot politique, romance amoureuse, récit de vie, western moderne, tragédie non dépourvue d’humour… Et si les dernières séquences, en forme de thriller et descente en enfer ouvrant sur un autre opus qui serait celui des émeutes, si ces moments donc me paraissent trop convenus et moins singuliers, l’ensemble reste lumineux à l’image de cette longue chevelure auréolée déroulée soudain sur les épaules de Dounia.
Janine Bailly, Fort-de-France, le 19 novembre 2016