— par Renaud de Rochebrune, dans Jeune Afrique —
Toute sa vie, il s’est battu pour développer l’industrie et la création cinématographique dans son pays, le Maroc, et en Afrique. Le Covid-19 l’a emporté : Noureddine Saïl est mort dans la nuit du 15 au 16 décembre à l’âge de 73 ans. Celui que tout le monde considérait à juste titre comme le « Monsieur-Cinéma » du Maroc, et comme une grande figure du cinéma africain, disparaît. Un homme de caractère mais aussi un homme d’action, parfois craint mais toujours respecté, qui a consacré sa vie au rayonnement du septième art sur le continent.
Impossible de ne pas être frappé par sa personnalité et sa grande culture quand l’on croisait son chemin. La première fois que nous l’avions vu, c’était il y a une trentaine d’années au Fespaco de Ouagadougou, où nous avions été étonné et séduit, lors d’un colloque quelque peu convenu, par la brillante intervention d’un orateur. Capable de disserter sans pédanterie et avec une évidente compétence sur l’avenir du cinéma africain en citant toute une série de grands penseurs, à commencer par Lacan, Noureddine Saïl tranchait assurément avec ses camarades de la tribune.
Nous aurons l’occasion pendant toutes les années qui suivront, au Maroc comme ailleurs en Afrique ou en France, lors de festivals ou en tête-à-tête, de mesurer toute l’étendue de son savoir et de sa passion pour le cinéma.
Un pionnier très écouté
Formé à la philosophie, qu’il enseigna un temps après la fin de ses études en 1968, parti en 1970 pour deux ans au Liban aider les réfugiés palestiniens sous l’égide de l’ONU, il passa rapidement du militantisme d’extrême-gauche au militantisme culturel, le combat de sa vie. Cinéphile de toujours, c’est en pionnier qu’il fonde, en 1973, avec quelques autres, la Fédération nationale des ciné-clubs du Maroc. Il la présidera pendant une dizaine d’années, attaché à montrer aux Marocains non seulement les classiques du cinéma soviétique, ou ce qu’on n’appelait pas encore les « cinémas du Sud », mais aussi le cinéma américain : pas question de sacrifier John Ford sur l’autel d’Eisenstein ou de Glauber Rocha. À partir de 1977, il organise le Festival du film africain de Khouribga, d’abord intitulé «Les rencontres cinématographiques de Khouribga», premier festival au Maroc, tourné vers la production du continent… Un événement qui peu à peu attire tous les cinéphiles du continent, et d’ailleurs ! Noureddine Saïl se fait ensuite connaître d’un large public grâce à une émission de radio très écoutée, « Écran noir », qui lui permet de démontrer un talent, remarquable et remarqué, en tant que critique de cinéma. Nombre de cinéastes marocains disent volontiers devoir leur vocation à l’écoute de Noureddine Saïl à cette époque.
Un bond en avant
Il occupe ensuite, des années 1990 au début des années 2000, plusieurs postes de responsabilité dans le secteur du petit écran. Il est ainsi directeur des programmes de la Radio-télévision marocaine (RTM) puis de Canal + Horizons (consacré à l’Afrique francophone), avant de prendre la tête de la deuxième chaîne marocaine, dénommée “2M”. Mais sans jamais oublier le grand écran : il introduit par exemple un « ciné-club » à la RTM et multiplie les programmations de films sur “2M”, tout en commandant des téléfilms à de véritables auteurs.
En 2003, il est nommé à la tête du Centre cinématographique marocain, un poste vraiment fait pour lui et qu’il occupe pendant un peu plus d’une dizaine d’années. Il s’emploie alors avec acharnement à développer à la fois l’industrie et la création cinématographique dans son pays. C’est l’époque où les tournages étrangers très rémunérateurs se multiplient dans le Royaume et, surtout, où la production nationale fait un bond en avant spectaculaire : le Maroc passe rapidement de deux ou trois longs-métrages réalisés chaque année à vingt-cinq environ. Trop, diront même certains, alors que le directeur du CCM, exemples à l’appui, soutiendra toujours que « c’est de la quantité que naît la qualité. »
Son seul échec : il ne pourra pas rééditer sur le terrain de l’exploitation ce qu’il a réussi en matière de production, autrement dit re-dynamiser le réseau des salles, en grande difficulté. Alors que suffisamment de films marocains – les plus demandés par le public – étaient désormais disponibles pour être projetés sur les écrans, il voulait enfin passer à cette étape pour finir son œuvre de reconstruction du cinéma national. Limogé brutalement par un ministre de la culture islamiste au milieu des années 2010, il n’en aura pas eu le loisir.
Scénarios et littérature
Mais Noureddine Saïl continuera à œuvrer au service du Septième Art, notamment en apportant son appui à diverses manifestations. Mais il ne réussira pas à trouver les financements nécessaires à la création d’une fondation pour le développement du cinéma africain, un projet qui lui tenait à cœur.
On se souviendra du « Monsieur cinéma » du Maroc comme d’un entrepreneur au service du septième art. Mais ce bon vivant, gastronome et amateur de grands crus, qu’il aimait faire découvrir à ses invités, avait plus d’une corde à son arc. Il a également laissé sa trace en tant qu’auteur. Sait-on qu’il fut le scénariste de plusieurs des meilleurs films marocains, notamment de Badis, ce petit chef d’œuvre du réalisateur Mohamed Abderrahman Tazi. Et que, romancier, il a réussi un petit exploit littéraire à la mode de l’Oulipo en écrivant un ouvrage, L’Ombre du chroniqueur, où la lettre « a » est absente du début à la fin. Une réplique à La Disparition de Georges Pérec, où n’apparaissait pas la lettre « e ». L’organisateur et le critique, l’ami d’Edgar Morin et de Régis Debray, était aussi un « athlète de la littérature. »
Avec Noureddine Saïl disparaît une figure incontournable et une valeur sûre de la scène culturelle marocaine, un homme que caractérisaient sa rigueur professionnelle et sa grande exigence intellectuelle.
Source : Jeune Afrique du 18 décembre 2020