« Le Monde » publie l’intégralité du discours prononcé, samedi 10 décembre à Oslo, par Oleksandra Matviichuk, présidente du Centre pour les libertés civiles, ONG ukrainienne, lors de la remise du prix Nobel de la paix, également attribué au militant biélorusse Ales Bialiatski et à l’ONG russe Memorial.
Cette année, l’Ukraine entière attendait avec impatience l’annonce des lauréats du prix Nobel de la paix. A nos yeux, ce prix est la reconnaissance des efforts du peuple ukrainien, qui résiste avec courage aux tentatives de destruction de l’évolution pacifique de l’Europe. Ce prix rend également hommage au travail réalisé par les mil itants des droits humains pour lutter contre la menace militaire qui pèse sur le monde entier. Nous sommes fiers que, pour la première fois de l’histoire, la langue ukrainienne résonne lors de cette cérémonie officielle.
Nous recevons aujourd’hui le prix Nobel de la paix tandis que sévit cette guerre déclenchée par la Russie, une guerre qui se poursuit depuis maintenant huit ans, neuf mois et vingt et un jours. Pour des millions de personnes, les termes « bombardements », « torture », « déportation », « camps de filtration » sont devenus des termes ordinaires. En revanche, aucun mot ne peut exprimer la douleur d’une mère qui a perdu son nouveau-né dans le bombardement d’une maternité. Un instant plus tôt, elle caresse son petit, l’appelle par son nom, lui donne le sein, respire son odeur. L’instant d’après, un missile russe réduit tout son univers à néant. Et à présent, son bébé, chéri et tant désiré, repose dans le plus petit cercueil du monde.
Il n’existe pas de solution toute faite aux défis auxquels nous, Ukrainiens, et le monde entier sommes confrontés. Dans plusieurs pays, des personnes se battent pour leurs droits et leur liberté dans des conditions extrêmement difficiles. Aussi, aujourd’hui, je vais au moins tenter de poser les bonnes questions, pour que nous puissions commencer à chercher des solutions.
- Comment redonner du sens aux droits humains ?
Les survivants de la seconde guerre mondiale ne sont plus de ce monde. Et les nouvelles générations ont tendance à considérer les droits et les libertés comme des acquis. Pourtant, même dans les démocraties développées, les forces qui remettent en question les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme gagnent du terrain. Ce n’est pas parce que les droits humains ont été garantis par le passé qu’ils le seront à l’avenir. Nous devons continuer, sans relâche, de protéger les valeurs de la civilisation moderne.
La paix, le progrès et les droits humains sont inextricablement liés. Un Etat qui tue les journalistes, emprisonne les militants et disperse les manifestations pacifiques représente une menace pour ses citoyens, mais aussi pour l’ensemble de la région, et pour la paix dans le monde entier. En conséquence, le monde doit répondre de manière adéquate à ces violations systématiques du droit. Il faut que les droits humains aient autant de poids dans les décisions politiques que les bénéfices économiques ou la sécurité, en particulier dans le domaine de la politique étrangère.
La Russie, qui anéantit sans répit sa propre société civile, est un parfait exemple de ces Etats qui enfreignent systématiquement le droit. Pourtant, les pays du monde démocratique ferment les yeux, depuis longtemps. Ils continuent de serrer la main aux dirigeants russes, de construire des gazoducs et de mener leurs affaires. Cela fait des décennies que les troupes russes perpètrent des crimes dans différents pays, en toute impunité. Le monde n’a pas réagi comme il aurait dû à l’agression et à l’annexion de la Crimée, un cas sans précédent en Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Aussi la Russie a-t-elle cru qu’elle pouvait faire tout ce qu’elle voulait.
Aujourd’hui, la Russie s’en prend volontairement aux civils pour mettre un terme à notre résistance et occuper l’Ukraine. Les troupes russes détruisent intentionnellement immeubles d’habitation, églises, écoles, hôpitaux, bombardent les couloirs d’évacuation, enferment les gens dans des camps de filtration, multiplient les déportations forcées, enlèvent, torturent et tuent des personnes dans les territoires occupés….
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