— Par Robert Berrouët-Oriol, Linguiste-terminologue —
Dans une rigoureuse étude publiée en 2005 par la Revue française de linguistique appliquée (volume X / 1), « Vers la standardisation du créole haïtien », le linguiste créoliste Albert Valdman, au chapitre « Vers l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH » [créole haïtien], nous enseigne que « La clé de voûte de la standardisation d’une langue est certainement l’élaboration de dictionnaires de référence unilingues. Le niveau avancé de la standardisation du CH est reflété par une quinzaine de dictionnaires (…). Mais ce sont pour la plupart des dictionnaires bilingues destinés à des alloglottes majoritairement américains ou des membres de la deuxième génération de la diaspora, et qui ne visent que secondairement les besoins lexicographiques de la population haïtienne. D’ailleurs, eu égard à la forte proportion d’illettrés en Haïti, l’on doit se demander s’il existe une réelle demande pour un dictionnaire unilingue. Par ailleurs, l’histoire de la lexicographie nous enseigne que, dans le rapport de colinguisme qui existe entre le français et le CH, l’élaboration de dictionnaires bilingues où la langue référentielle (le français dans le cas d’Haïti) constitue la métalangue, forme une étape préparatoire obligée dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour la langue vernaculaire. » Cette étude d’Albert Valdman met également en lumière d’autres aspects de la méthodologie et des principes de base de la lexicographie professionnelle dans l’élaboration des dictionnaires unilingues et bilingues créoles. Pour le lecteur peu familier des recherches en linguistique portant sur le créole, il y a lieu de souligner qu’Albert Valdman est l’auteur d’articles scientifiques de premier plan et de dictionnaires de référence, notamment « Le cycle vital créole et la standardisation du créole haïtien », revue Études Créoles X-2, 1987, « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française », paru dans L’information grammaticale no 85, 2000, et le fameux « Haitian Creole – English Bilingual Dictionary », Bloomington, Creole Institute, Indiana University, 2007.
En ce qui a trait à la méthodologie et aux principes de base de la lexicographie créole, la réflexion analytique d’Albert Valdman s’apparie à celle d’Annegret Bollée, linguiste à l’Université Otto-Friedrich-Universität à Bamberg, en Allemagne, et auteure de l’étude « Lexicographie créole : problèmes et perspectives » parue dans la Revue française de linguistique appliquée, 2005/1 (Vol. X). Elle précise, dans cet article, que « La première tentative d’un dictionnaire monolingue [créole], entreprise dans les années 1990 à Lenstiti kreol aux Seychelles, n’a pas eu de suite. Le problème majeur pour les futurs auteurs de dictionnaires monolingues créoles est, d’après M.-C. Hazaël-Massieux (1997, 241) « la question délicate, mais ô combien intéressante, de la « définition » sur laquelle elle s’est penchée dans plusieurs publications (…). D’une part, ils se heurteront aux problèmes techniques de « l’inexistence du métalangage adéquat » et de « l’insuffisance du vocabulaire disponible », d’autre part, au fait que « les fondements d’une véritable sémantique créole », autrement dit la description du lexique par champs notionnels, comme l’a entreprise R. Chaudenson (1974) pour le [créole] réunionnais, reste à faire pour les autres créoles (1997, 242-3). »
L’élaboration des lexiques créoles et des dictionnaires bilingues ne peut en aucun cas être entreprise en dehors de la théorie, de la méthodologie et des principes de base de la lexicographie professionnelle. Le linguiste québécois Jean-Claude Boulanger nous le rappelle avec clarté dans plusieurs études, entre autres dans « Problématique d’une méthodologie d’identification des néologismes en terminologie », paru dans R. Adda [et al.], Paris, Larousse Université, coll. « Langue et langage », 1979. Il y précise « (…) expliquer la phase de la méthodologie qui concerne l’exploration lexicographique, qui est la première étape de la constitution du dossier terminologique du terme étudié. Cela signifie que le terme, qu’il ait été fabriqué ou qu’il ait été dépisté, est mis en relation et confronté avec des outils lexicographiques et terminologiques. »
Deux productions pré-scientifiques et pré-lexicographiques
Nous avions en mémoire l’éclairage méthodologique de Jean-Claude Boulanger, pour le domaine français, ainsi que celui d’Albert Valdman et d’Annegret Bollée sur les modalités d’élaboration des dictionnaires et lexiques créoles lorsque nous avons évalué deux productions lexicographiques ciblant le créole et qui sont accessibles sur Internet, le « Diksyonè kreyòl Vilsen » et le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (voir nos articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen », Le National, 22 juin 2020, et « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », Le National, 21 juillet 2020). L’analyse méthodique que nous avons menée selon des critères lexicographiques explicites, pour évaluer ces deux productions lexicographiques, a conduit à des résultats probants largement approuvés par nombre de nos lecteurs, comme en témoignent les courriels que nous avons reçus. Il importe ici de rappeler quelques éléments clés de l’analyse de ces deux documents.
Ainsi, l’examen du « Diksyonè kreyòl Vilsen » à partir des critères lexicologiques que nous avons identifiés démontre qu’en aucun cas cet ouvrage ne peut être recommandé par les linguistes au titre d’une référence dictionnairique conforme aux exigences de la lexicographie professionnelle. Ses lourdes lacunes conceptuelles, méthodologiques et lexicologiques, l’inadéquation, l’approximation ou la fausseté de nombreuses définitions ainsi que l’absence d’un métalangage adéquat en font un ouvrage très peu fiable, qui se consulte difficilement et qui ne peut servir de référence crédible aux usagers, en particulier aux élèves, aux enseignants et plus largement aux langagiers.
Quant au « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », son examen attentif et objectif, à l’aide des critères lexicographiques que nous avons présentés, atteste que cette production est en réalité une œuvre pré-lexicographique plutôt qu’un travail scientifique. En raison de ses lourdes lacunes conceptuelles, méthodologiques et lexicologiques, il ne répond pas aux normes de la lexicographie professionnelle et il ne peut être recommandé par les linguistes comme outil dans l’apprentissage en créole des mathématiques, des sciences et des technologies. Ce « Glossary », pour l’essentiel, est un bricolage fantaisiste d’équivalents donnés pour des termes créoles mais qui à l’analyse sont des mots « habillés » d’une douteuse « enveloppe sonore créole » et qui sont dépourvus de rigueur d’équivalence notionnelle. La plupart du temps les équivalents créoles sont faux, inadéquats, erratiques, hasardeux, handicapants et non opérationnels. Ils ne peuvent être compris par les locuteurs créolophones, les élèves comme les enseignants dans une salle de classe.
Il y a donc des traits communs entre ces deux productions lexicographiques élaborées en dehors de la théorie, de la méthodologie et des principes de base de la lexicographie professionnelle : notre analyse a en effet démontré de manière explicite et convaincante qu’en raison de leurs lourdes lacunes conceptuelles, méthodologiques et lexicologiques, elles ne répondent pas aux normes de la lexicographie professionnelle et elles ne peuvent pas être recommandées par les linguistes pour l’étude de la langue créole ni comme outils de référence dans l’apprentissage en créole des mathématiques, des sciences et des technologies. Également, et compte tenu de leur nature pré-scientifique, ces deux productions lexicographiques ne peuvent pas non plus contribuer à la nécessaire didactisation du créole ni contribuer à sa contextualisation dans le domaine de l’enseignement. Dans les deux cas, ces productions illustrent bien le fait que la lexicographie créole ne saurait être un travail de dilettantes, d’amateurs du dimanche dépourvus d’une formation universitaire spécifique en lexicologie ou en traduction spécialisée ou en terminologie ou en didactique des langues.
L’examen objectif de ces deux productions lexicographiques procède-t-il d’un débat intellectuel en vase clos, indifférent aux enjeux sociétaux actuels en Haïti et aux urgences de la conjoncture, ou encore d’un « pale franse » = « fè demagoji » comme l’écrit sur Facebook le 21 juillet 2020, avec tant de légèreté, le linguiste Michel DeGraff, « Principal Investigator » du Projet MIT-Haïti, au constat qu’il n’est pas été capable de formuler une analyse crédible, de nature lexicographique et méthodologique, à l’appui de sa défense éthérée et hasardeuse du fantaisiste et pré-scientifique « Glossaire » du Projet MIT-Haïti ? Face aux besoins pressants et connus de l’École haïtienne, est-il fondé de débattre publiquement de la méthodologie et des principes de base de la lexicologie professionnelle dans l’élaboration de dictionnaires et de lexiques créoles ? Le libre exercice de l’esprit critique dans l’analyse des outils pédagogiques en langue créole, trop souvent conçus dans l’ignorance des normes et introduits en dehors de toute évaluation scientifique dans le système éducatif haïtien, doit-il être délégitimé ou dogmatiquement écarté au motif doctrinaire et sermonnaire que l’examen analytique d’un lexique créole serait un « pale franse » = « fè demagoji » ? Associer la langue française à de la démagogie constitue-t-il un critère d’analyse ou un dispositif méthodologique que l’on pourrait enseigner dans les Facultés de linguistique et dans les Écoles de traduction ? Comment expliquer le rejet dogmatique de l’analyse critique du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » et quels sont les enjeux à l’œuvre dans le refus de scientificité des outils pédagogiques en langue créole ?
Dans le système éducatif haïtien qui accueille, selon l’Unicef, deux millions d’élèves de langue maternelle créole, l’enjeu majeur et prioritaire doit être bien circonscrit : faut-il concevoir et diffuser des outils pédagogiques de qualité en langue créole dans l’optique d’une école de qualité, ou, à l’inverse, faut-il banaliser et écarter la dimension linguistique et lexicographique de ces outils et avoir recours à des instruments de seconde main sinon médiocres, non standardisés et conçus en dehors des normes ? Contrairement à ce que soutient aventureusement la direction du Projet MIT-Haïti, il ne s’agit pas là d’un exercice de « pale franse » = « fè demagoji », mais bien d’une incontournable exigence scientifique et pédagogique : les enseignants, les cadres scolaires, les pédagogues, les élèves ont droit à des outils pédagogiques en langue créole (dictionnaires et lexiques notamment) de haute qualité élaborés selon des normes lexicographiques consensuelles et reconnues. En lexicographie comme en didactique des langues, l’amateurisme ne peut se substituer à la démarche scientifique. Et le refus chez Michel DeGraff de l’examen analytique du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » revient à écarter en la niant la nécessaire scientificité du travail lexicologique et à promouvoir l’amateurisme en matière de lexicologie créole. Ce refus de l’analyse critique ouvre également la porte à la sacralisation dogmatique d’un « modèle » lexicographique déficient et pré-scientifique conforme à la mise en œuvre d’un « modèle » pédagogique –celui du « MIT – Haïti Initiative »–, qui entend enseigner en créole les mathématiques, les sciences et la technologie à partir d’ouvrages lexicographiques de piètre qualité conçus en dehors de la méthodologie et des principes de base de la lexicographie professionnelle.
Production scientifique, sphères idéologiques et politique : des systèmes imperméables, en vase clos, ou des systèmes liés ?
Dans l’article « Unilatéralisme créole ou aménagement simultané du français et du créole en Haïti ? Un choix de société et un choix politique » (Le National, 7 avril 2020), nous avons abordé la question de l’« unilatéralisme créole » en tant que facteur d’imbrication de l’idéologie dans le domaine linguistique. En amont, il ne faut pas perdre de vue que dans toute communauté de sujets parlants, dans n’importe quel pays, la production scientifique et les sphères idéologique et politique sont des systèmes liés. Il serait naïf et illusoire de croire que la science en général, et la linguistique en particulier, seraient « neutres » sinon « vierges » de tout lien avec les sphères idéologique et politique. Des scientifiques de haut niveau –y compris des linguistes–, ont accompagné les discours et les pratiques des nazis le siècle dernier en Allemagne et lui ont servi de caution. Durant une trentaine d’années, la dictature des Duvalier père et fils a été soutenue ouvertement par des scientifiques (médecins, agronomes, ingénieurs, etc.) et toute une gamme d’intellectuels et de professionnels (historiens, écrivains, avocats, etc.), alors même que cette sanglante dictature a provoqué l’exil de milliers d’enseignants qualifiés, provoquant ainsi une profonde sous-qualification du système éducatif national qui perdure encore de nos jours. Plus près de nous, des spécialistes et intellectuels de tous bords n’ont pas hésité à cautionner le régime néo-duvaliériste Tèt kale de Michel Martelly/Laurent Lamothe/Jovenel Moïse dans différents champs de la gouvernance du pays, y compris dans le domaine de l’éducation.
L’aménagement linguistique est une entreprise politique, juridique et administrative, nous l’avons explicité dans nos livres et dans nos articles. Elle est mise en œuvre dans un rapport de forces politiques, sociales, idéologiques et économiques. La production de vocabulaires et de lexiques créoles ne saurait illusoirement les ignorer, et c’est en raison de l’imbrication de ces rapports de force et du rôle de l’idéologie que nous avons interrogé l’« unilatéralisme créole » dans plusieurs articles.
La production de lexiques et de dictionnaires en langue créole en tant qu’activité scientifique n’est donc pas séparée des sphères idéologique et politique, elle ne s’effectue pas sans lien avec les instances idéologique et politique. Le lexicologue oeuvrant à la production de lexiques et de dictionnaires en langue créole est porteur d’un dispositif idéologique qui nourrit sa vision du monde, alimente son action et influe sur l’orientation de son travail. Ce dispositif idéologique peut par exemple le conduire à travailler en lien avec l’universalité des droits linguistiques, dans la perspective de l’imbrication des droits linguistiques au mitan des droits humains fondamentaux et du droit à la langue maternelle créole. À l’opposé, ce dispositif idéologique, lorsqu’il prend appui sur une conception populiste des faits de langue, peut aboutir à l’« unilatéralisme créole ». On prendra ainsi toute la mesure que « Le discours populiste, à l’exemple du discours politique en général, se doit de proposer un projet d’« idéalité sociale » dans lequel sont mises en exergue des valeurs censées représenter ce qui unit fondamentalement les membres d’une communauté sociale. Mais sa spécificité consiste en ce que ces valeurs puisent dans l’histoire et les traditions du pays pour en dégager ce qui s’y trouve de plus authentique, de plus vrai, de plus pur, afin de reconstruire une identité perdue. Il se met ainsi sur le terrain du symbolique, de ce qui fait la noblesse du politique, idéalité sociale devant réparer le mal existant. Il s’agit donc de voir comment ce discours tire parti des caractéristiques historiques, identitaires et culturelles propres à chaque pays » (Patrick Charaudeau : « Réflexion pour l’analyse du discours populiste », dans la revue Mots / Les langages du politique, 97 / 2011, Éditions de l’École normale supérieure de Lyon).
L’« unilatéralisme créole » des prédicateurs créolistes se donne à mesurer, entre autres, au creux de l’article écrit par Tara García Mathewson, « How Discrimination Nearly Stalled a Dual-Language Program in Boston » (The Atlantic.com, 7 avril 2017), dans lequel pince sans rire le linguiste Michel DeGraff, cité par l’auteure, assène que « We became free in 1804 but THROUGH THE FRENCH LANGUAGE we did remain colonized » (les majuscules sont de nous, RBO). Les Haïtiens seraient donc demeurés « colonisés » en raison de l’existence de la langue française en Haïti… Plus près de nous, dans un « post » émis sur Facebook et daté du 21 mars 2020, le linguiste Michel DeGraff –pourtant connu pour la rigueur de plusieurs de ses études spécialisées sur le créole rédigées exclusivement en anglais, et expulsé « macoutiquement » en 2018 de l’Académie créole sans justification crédible de celle-ci–, s’exprime comme suit : « Kreyòl la se yon lang SYANTIFIK ki DJANM. Dokiman sa a se yon atik nan jounal SYANTIFIK Haitian Studies Association (Journal of Haitian Studies). Si kreyòl la ka sèvi pou LASYANS, li ka sèvi nan LEKÒL, nan INIVÈSITE, nan PALMAN tou, kòm sa dwa, san fòs kote, san baryè. Ayiti se yon peyi ENDEPANDAN depi 1804. Nou pa dwe kite lang franse a mete baboukèt nan bouch okenn sitwayen—ni sou ban lekòl, ni nan aktivite pwofesyonèl, ni nan biwo leta, ni nan tribinal, ni nan palman… Ayiti pa fouti devlope si n kontinye ap mete baboukèt sou lang nasyonal nou an. LANG KREYÒL LA SE MOTÈ POU EDIKASYON, LIBERASYON, JISTIS, DEVLÒPMAN, DIYITE AK RESPÈ DWA MOUN ANN AYITI. http://linguistics.mit.edu/…/DeGraff-20170310-JoHS-two-woch… » [Version française trouvée dans le même document : ] « Le créole est un langage scientifique fort. Ce document est un article dans le journal scientifique Haitian Studies Association (journal des études haïtiennes). Si le créole peut être utilisé pour la science, il peut être utilisé à l’école, à l’université, au parlement aussi, comme juste, sans barrières. Haïti est un pays indépendant depuis 1804. Nous ne devrions pas laisser la langue française mettre le peuple dans la bouche d’un citoyen — ni à l’école, ni au bureau de l’état, ni au parlement… Haïti ne peut se développer si nous continuons à mettre la folie sur notre langue nationale. La langue créole est le moteur de l’éducation, la libération, la justice, le développement, la dignité et le respect des droits de l’homme en Haïti. http://linguistics.mit.edu/wp-content/uploads/DeGraff-20170310-JoHS-two-woch dife.pdf ». C’est donc bien la nécessité de la mise en place d’un dispositif de didactisation de la langue créole que réfute Michel DeGraff sous couvert de « Kreyòl la se yon lang SYANTIFIK ki DJANM ». Ce « sermon » identitaire et « nationaliste » est d’ailleurs en phase avec la complaisance de Michel DeGraff vis-à-vis certaines interventions dans le domaine éducatif du régime néo-duvaliériste Tèt kale de Michel Martelly/Laurent Lamothe (2011-2015) connu pour sa corruption généralisée, la criminalisation du pouvoir d’État livré aux « bandits légaux » et la dilapidation des caisses de l’État. Ainsi, dans l’article « La langue maternelle comme fondement du savoir : l’Initiative MIT-Haïti : vers une éducation en créole efficace et inclusive » (Revue transatlantique d’études suisses, 6/7, 2016/2017, p. 182), Michel DeGraff assume qu’« Il existe déjà de louables efforts pour améliorer la situation en Haïti, où une éducation de qualité a traditionnellement été réservée au petit nombre. Un exemple récent est le Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire (PSUGO) lancé par le gouvernement haïtien en 2011 dans le but de garantir à tous les enfants une scolarité libre et obligatoire. » Dans une vidéo mise en ligne sur YouTube au cours du mois de juin 2014, Michel Degraff soutient, sans révéler ses sources ni fournir de preuve irréfutable, que 88 % des enfants vont à l’école grâce au Psugo : « Gras a program Psugo a 88 pousan timoun ale lekòl »… Michel DeGraff ne pouvait pas ne pas savoir que le PSUGO du régime néo-duvaliériste Tèt kale de Michel Martelly/Laurent Lamothe a été largement décrié en Haïti par de très nombreux enseignants comme l’atteste bien, à la suite d’une enquête fouillée, la série d’articles parus sur AlterPresse en juillet et septembre 2014, « Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (parties I, II, III) – Un processus d’affaiblissement du système éducatif ». Le système prédateur et scandaleusement corrompu du PSUGO a également été rigoureusement ausculté par Charles Tardieu, spécialiste des sciences de l’éducation et enseignant-chercheur, dans son article fort bien documenté daté du 30 juin 2016, « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti ». Charles Tardieu est aussi l’auteur d’une série de quatre articles sur le PSUGO parus en Haïti sur le site AlterPresse, « Haïti : le PSUGO, une catastrophe programmée (1/4) », 4, 5, 6, 7 août 2016).
De la nécessité de la théorie, de la méthodologie et des principes de base de la lexicographie professionnelle dans l’élaboration des lexiques et des dictionnaires créoles
À contre-courant de la banalisation ou de l’ignorance ou du rejet volontaire de la théorie, de la méthodologie et des principes de base de la lexicographie professionnelle, nous plaidons pour leur intégration explicite et adaptée dans tout processus d’élaboration des lexiques et des dictionnaires créoles. C’est la seule voie rationnelle et méthodique capable de garantir la nature scientifique des lexiques et dictionnaires créoles que l’on veut introduire dans l’École haïtienne en vue de promouvoir l’enseignement en langue maternelle créole et assurer une éducation de qualité. C’est également la seule voie à emprunter dès lors que l’on veut aménager le créole, aux côtés du français, dans le système éducatif national : il s’agit bien de rompre avec l’amateurisme et le dilettantisme et de promouvoir la culture scientifique en langue créole. L’exigence de rigueur et de scientificité est d’ailleurs la même pour tous les outils pédagogiques en langue créole que l’on introduit dans le système éducatif haïtien. La banalisation ou l’ignorance ou le rejet volontaire de la nécessité de la théorie, de la méthodologie et des principes de base de la lexicographie professionnelle conduit ainsi, comme nous l’avons démontré en analysant le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », à la confection et à la diffusion d’ouvrages de piètre qualité lexicologique : ce « Glossary », pour l’essentiel, est un bricolage fantaisiste d’équivalents donnés pour des termes créoles mais qui à l’analyse sont des mots « habillés » d’une douteuse « enveloppe sonore créole » et qui sont dépourvus de rigueur d’équivalence notionnelle, et la plupart du temps les équivalents créoles sont faux, inadéquats, erratiques, hasardeux, handicapants et non opérationnels.
L’un des principes de base de la lexicographie professionnelle est la stricte observance du système de la langue, notamment dans ses composantes grammaticale et sémantique. Ainsi, un créolophone ne comprendra pas l’énoncé suivant parce qu’il est agrammatical (*), il ne met pas en œuvre le système syntaxique du créole : « *tant zan chanmòt depi kay a twa Fidelia kraze ». Par contre, le locuteur créolophone comprendra parfaitement le sens de la séquence énoncée selon l’agencement régulier et naturel des éléments de la phrase créole : « kay chanmòt pitit Fidelia a kraze depi twa zan ». Comme nous l’avons démontré dans l’analyse du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative », un nombre relativement élevé d’équivalents créoles de ce document n’est pas conforme au système de la langue créole –et il n’est nullement attesté que ces équivalents créoles aient été produits par des créolophones ou par des traducteurs scientifiques compétents en créole et familiers de la méthodologie et des principes de base de la lexicographie professionnelle. Exemples d’équivalents créoles non conformes au système de la langue et dénués de cohérence sémantique et référentielle : « and replica plate on » = « epi plak pou replik sou »; « conjugate base » = « konpayèl bazik »; « ideal gas law » = « lwa gaz ideyal »; « line integral » = « entegral sou liy ».
Un autre principe de base de la lexicographie professionnelle totalement absent du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » est l’inexistence d’une procédure méthodologique dans l’établissement de la nomenclature : les critères lexicographiques ayant conduit au choix des termes simples et complexes à traduire en créole ne sont pas précisés, et les équivalents créoles ne sont pas « motivés » au sens où le champ sémantique qu’ils couvrent ne comporte aucune justification notionnelle explicite et fiable avec indication du domaine spécifique d’emploi. Par exemple le terme « air track » est maladroitement traduit par « pis kout lè », le terme « and replica plate on » est rendu par l’obscur « epi plak pou replik sou » qu’aucun créolophone ne peut comprendre. Dans le domaine de la lexicographie française dont on peut valablement s’inspirer au plan méthodologique, le linguiste Jean Pruvost met en lumière le principe d’une « étroite collaboration entre les lexicographes (…) et les spécialistes associés », ainsi que celui d’une expérience alliée à un outillage méthodologique solide. Et pour bien situer le dispositif méthodologique à l’œuvre dans l’élaboration du Grand Larousse encyclopédique (1960-1964), il précise qu’en amont « on procède à un inventaire systématique et méthodique du vocabulaire usuel (…) ». Pas moins de 1 240 rubriques sont retenues, 711 pour les sciences humaines et 529 pour les sciences exactes, chaque rubrique étant traitée par un spécialiste sous la responsabilité d’un secrétaire de rédaction, à la tête de l’une des treize grandes disciplines délimitées. Ce sont ainsi 700 spécialistes qui sont requis pour définir le vocabulaire de leur spécialité, qu’ils doivent soumettre aux secrétaires de rédaction pour convenir du glossaire technique le plus cohérent. C’est seulement après toutes ces précautions que les articles sont soigneusement rédigés, d’abord par des scientifiques qui proposent aux secrétariats une version de spécialiste, ensuite par des lexicographes qui retravaillent leur version. Voilà pour le contenu qui n’obéit plus ici pour la rédaction à la loi linéaire de l’ordre alphabétique mais à l’approche onomasiologique, par domaine, avec une cohérence sémantique et référentielle exceptionnelle. On se situe là dans une lexicographie qui n’avait pas d’équivalent dans le même temps. » (Jean Pruvost : « Les grands principes lexicologiques présidant à la lexicographie Larousse (XIXe-XXF s.) : dynamiques et évolution », Laboratoire CNRS Métadif, Université de Cergy-Pontoise, Euralex 2004 Proceedings.)
La nécessité du recours à la théorie, à la méthodologie et aux principes de base de la lexicographie professionnelle dans l’élaboration des lexiques spécialisés et des dictionnaires créoles s’apparie aussi au principe de la mise à jour régulière de ce type de publication, notamment pour que ces instruments soient en mesure de répondre à l’évolution des sciences et des techniques et pour qu’ils puissent être à la hauteur du volet pédagogique de leur mission. Il est irréaliste et improductif qu’un nombre indéterminé d’enseignants anglophones, à partir d’ouvrages rédigés en anglais et qui ne sont pas identifiés dans une adéquate recherche documentaire, se croit compétent en lexicologie créole et forge de toutes pièces et hors méthode des équivalents créoles fantaisistes et incorrects, comme c’est le cas, nous l’avons établi par notre analyse, avec le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative ». La compétence linguistique en traduction/rédaction pour la production d’équivalents créoles cohérents et sémantiquement motivés dans les lexiques spécialisés et les dictionnaires de spécialité est également un principe de base de la mise à jour continue de ce type de documents.
Sur les aspects théoriques et méthodologiques de la lexicologie, voir, entre autres, Gérard Petit (Université de Paris Ouest, LDI (UMR 7187, U. de Paris 13) : «Décrire le lexique en diachronie : problèmes théoriques et méthodologiques », s.d.é., dans Academia.edu ; voir aussi Sophie Comeau : « Partager le savoir du lexicographe : extraction et modélisation ontologique des savoirs lexicographiques ». Mémoire de maîtrise, Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal, 2009. Pour une analyse élargie et un éclairage supplémentaire, quoique daté, sur le mode de constitution des dictionnaires et des lexiques, voir Jean-Baptiste Marcellesi et Christiane Marcellesi : « Les études du lexique : points de vue et perspectives », revue Langue française, 1969 / 2.
En définitive, nous sommes en présence de deux visions opposées de la lexicologie créole et des conditions nécessaires à la généralisation de l’usage du créole dans l’École haïtienne. Ces deux visions procèdent d’une analyse différente de la situation linguistique du pays ainsi que des rapports des forces politiques et idéologiques présentes sur le terrain et dans la vie des langues. D’une part, il y a la vision prônée par une très petite minorité de « créolistes fondamentalistes » qui, fonctionnant surtout à partir de l’instance idéologique qui semble autoriser une opaque essentialisation du créole, estime aventureusement que la langue créole est déjà fortement outillée pour assurer l’enseignement adéquat de toutes les matières scolaires, et en particulier celui des mathématiques, des sciences et des technologies. Stigmatisant le français qu’elle veut éradiquer en Haïti, cette petite minorité de « militants créolistes » ne se préoccupe pas de la nécessaire didactisation du créole ni des exigences méthodologiques préalables à la production d’outils lexicographiques de haute qualité pour l’enseignement du et en créole. D’autre part s’expriment les linguistes aménagistes, qui plaident pour l’aménagement simultané à l’échelle nationale de nos deux langues officielles, le créole et le français, pour une compétente généralisation du créole dans l’enseignement et pour la production d’outils lexicologiques créoles de haute qualité conformes à la méthodologie et aux principes de base de la lexicographie professionnelle. Les linguistes aménagistes situent la production d’outils lexicographiques créoles dans le cadre de la politique d’État d’aménagement linguistique dont Haïti devra se doter, et cette politique d’État devra être instituée en lien avec les droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs du pays, unilingues créolophones et bilingues créole-français.
Montréal, le 28 juillet 2020