— Par Roody Edmé —
Dans un récent article ayant pour titre « Le dictionnaire numérique du créole haitien : mirage, amateurisme ou labeur de haute exigence scientifique » paru sur son site www. Berrouet-Oriol.com et relayé sur Madinin’Art, l’écrivain et linguiste Robert Berrouet-Oriol s’alarme vigoureusement contre le projet d’un groupe d’étudiants de la Faculté de Linguistique de l’Université d’État d’Haïti de mettre en ligne un dictionnaire du créole haïtien. Le coordonnateur et co-auteur du précieux ouvrage autour de l’aménagement linguistique en Haïti tire la sonnette d’alarme sur les multiples dangers d’une entreprise académique aussi spontanée qu’hasardeuse.
Il s’insurge avec toute la puissance théorique d’un chercheur expérimenté contre une initiative, volontariste, mais ô combien risquée ! Rédiger un dictionnaire créole unilingue numérique est à ce stade des études, la quatrième année, très au-dessus des compétences des étudiants.
Le scientifique et ardent défenseur des droits linguistiques des unilingues Haïtiens expose dans cet article les conditions nécessaires et suffisantes d’une initiative aussi ambitieuse. Avec la sévérité du professeur rigoureux, il étale tout au long de son texte le maillage d’expertises indispensable à une opération académique particulièrement exigeante.
Les initiateurs du projet de dictionnaire numérique en créole n’ayant pas été formé à la recherche en lexicologie ni publié aucune étude scientifique connue sur le créole ne peuvent prétendre réaliser une œuvre aussi ambitieuse. D’autant affirme l’auteur que la « dictionnairique, sous-ensemble structuré de la lexicologie est une activité spécialisée dans le champ des sciences du langage qui fait appel à des savoir-faire liés comme le traitement informatisé de la langue ».
La fascination du vide
Le professeur craint par-dessus tout que l’amateurisme et le manque de rigueur habituellement inscrits depuis trop longtemps dans certaines de nos pratiques ne viennent tenter les étudiants et les pousser à commettre l’irréparable sur le plan académique.
Il croit fermement que c’est son devoir d’universitaire, de chercheur expérimenté et de …patriote, c’est nous qui commentons, d’indiquer sévèrement certaines balises aux jeunes étudiants qui risquent de s’aventurer sur un chemin sablonneux et mal aisé.
Cette volée de bois vert traduit avant tout l’exaspération d’un scientifique haïtien face aux pratiques dilettantes qui ont cours dans un milieu universitaire qu’il voudrait sincèrement voir se relever de la crise multiforme actuelle. Une crise dans laquelle la fascination du vide et le jeu de massacre semblent être les choses du monde les mieux partagées.
Plus qu’un universitaire de haut vol semblant s’adresser du haut d’une tour d’ivoire à des « étudiants finissants en sciences du langage », les paroles du linguiste font surtout barrage à toute tentation de produire une œuvre bâclée qui ne pourrait que nuire à la langue nationale et à la réputation de la Faculté de Linguistique.
Une Faculté dont il connaît bien le potentiel et les limites pour y avoir enseigné pendant quelques années. Cette institution fruit des démarches acharnées de feu le doyen Pierre Vernet a connu toutes les tribulations avant d’acquérir son premier local. À cette époque « historique » de sa fondation, la FLA a démarré avec une belle brochette d’enseignants compétents : Pradel Pompilus, Pierre Vernet, Dominique Fattier, Claude Pierre, le professeur Robert Damoiseau des Universités Antilles-Guyane, le père Yves Mathelier ; Robert Berrouet-Oriol et d’autres personnalités importantes des milieux intellectuels et scientifiques d’ici et d’ailleurs sont venus enrichir une équipe de valeureux pionniers.
Déjà à l’époque, la FLA souffrait de la grande précarité de ses moyens. Pierre Vernet rentré au pays avec ce projet qui le tenait à cœur a vécu juste pour le voir plus ou moins fonctionner mais est décédé sans avoir pu réaliser tous ses rêves pour cet outil qu’il voulait au service des sciences du langage, dans un pays où le bilinguisme était vécu jusqu’alors comme un boulet.
Arrêtons l’hémorragie !
Sur la base de malentendus historiques hypocritement entretenus, la diversité linguistique faisait peur à certaines autorités politiques. La langue est un terrain sensible qui se prête aux idéologies les plus radicales.
L’État haïtien, méfiant, a mis du temps pour assumer la Faculté de Linguistique Appliquée longtemps perçue comme « l’affaire de Pierrot Vernet » !
Aujourd’hui cette Faculté dévastée par le tremblement de terre est encore à ses balbutiements en dépit des efforts de son décanat et du corps enseignant, elle subit les affres d’une Institution sous-budgétisée et des problèmes génériques de l’Université d’État d’Haïti. Robert Berrouet Oriol se demande si, dans ces conditions d’extrêmes limites, elle peut remplir son rôle au service de la production linguistique en Haïti et dans la Caraïbe.
Quoiqu’il en soit, la Faculté de Linguistique a besoin d’être soutenue et mieux restructurée à la mesure des ambitions et des projections d’un pays qui compte le plus grand nombre de créolophones dans la région et de ce point de vue représente une « puissance culturelle » dans le monde créolophone.
Le poids des mots
Robert Berrouet Oriol a raison lorsqu’il pense « qu’un dictionnaire monolingue créole ne peut être bricolé et mis en ligne dans l’aveuglement ». Le combat pour l’émancipation du créole passe par une militance à toute épreuve, mais aussi par des travaux scientifiques rigoureux qui ne peuvent bénéficier qu’aux millions de créolophones et à un système éducatif en manque de ces travaux.
Écrire un dictionnaire numérique suppose une grande maîtrise de la sémiotique du texte et des discours. Ce qui renverrait à une compréhension des moindres subtilités de ce qui se passe sous les signes et entre les signes et qui est à la base de leurs mutuelles relations. Un savoir qui permet d’établir les différents niveaux de signification tant au plan de l’énoncé qu’à celui de l’énonciation en mettant en jeu les conditions de production du sens, les rapports avec le contexte, avec les interlocuteurs.
Les étudiants finissants le savent sûrement mais en mesurent-ils toute la portée sur le plan de la recherche dictionnairique ? D’où la nécessité d’un meilleur outillage et d’un temps d’incubation du travail sous la supervision de chercheurs plus expérimentés. Une chose est l’étiquetage du monde par le moyen des signes, autre chose est de pouvoir établir de manière rigoureuse la reconnaissance d’un rapport entre un objet et la signification qu’on lui attribue.
Nul doute que de jeunes chercheurs haïtiens se doivent de relever certains défis liés à la problématique linguistique dans notre pays. Ils méritent d’être encouragés, mais aussi et surtout avertis sur les importantes études qui les attendent s’ils veulent acquérir le statut de chercheur reconnu, et servir par ainsi leur communauté. Toute forme de complaisance méthodologique ou de « lese grennen » ne peut que nuire au sérieux et à la viabilité de tels travaux.
En ce sens, la sortie vigoureuse de Robert Berrouet Oriol loin de faire polémique peut servir de piqûre de rappel à des jeunes dont l’enthousiasme et le volontarisme doivent s’armer avec le temps d’un outillage théorique plus approprié à leurs nobles ambitions.
Roody Edmé