« DEUX », un premier long-métrage pour dire les amours différentes

— par Janine Bailly —

Égérie du nouveau cinéma allemand au tournant des années 70, Barbara Sukowa a brillé chez Fassbinder, Margarethe Von Trotta, Volker Schlöndorff, ou encore Lars Von Trier. Elle est nommée au César de la meilleure actrice pour son rôle dans Deux.  Ce matin, sur France Inter, elle était l’invitée d’Augustin Trapenard. L’occasion pour nous de revenir sur ce film, qu’en ce mois de février nous avons eu le privilège de découvrir sur les écrans de Martinique, dans la programmation proposée par Tropiques-Atrium, et que dans son émission l’animateur définit fort joliment comme « l’histoire d’un amour lesbien caché, jamais conjugué autrement qu’au futur, et qui explose à la face du monde ». Et d’ajouter que « Barbara Sukowa embrase le film “Deux” ». Mais si l’actrice incarne à la perfection le personnage de Nina, qui pour avoir vécu, seule et décomplexée suppose-t-on, dans les grandes villes du monde, est de ces deux amoureuses la plus décidée, la plus confiante – celle qui préside à leur destin commun –, Martine Chevallier dans le rôle de la timide Madeleine sait aussi, par ses silences éloquents, par sa retenue, par la faculté à dire d’un simple regard ce qu’en elle il y a de plus profond, nous rendre complices émus de cette histoire si singulière.

Histoire singulière, en ce sens qu’elle met en scène deux  femmes sexagénaires, l’une pourvue de famille, l’autre plus libre – ou plus libérée ?  Histoire singulière, parce que les deux amantes sont d’âge dit “mûr”, et qu’on s’intéresse assez peu, dans le cinéma français, à cette catégorie d’êtres, d’autant moins quand leur liaison est sous le signe de l’homosexualité. Filmer apparaissait alors comme « un acte très transgressif » du réalisateur Filippo Meneghetti, dont c’est le premier long-métrage. Preuve en est, le financement fut loin d’être des plus faciles ! Peu de monde au départ voulait croire en ce film, qui aujourd’hui ne peut laisser indifférent : « Elles n’ont pas osé nous suivre », regrette Meneghetti, parlant des chaînes de télévision, « heureusement, nous avons eu l’avance sur recette du CNC, sans quoi nous n’aurions pas pu faire le film ». Un film sur la transgression des interdits, qui sont encore trop souvent ceux de notre époque, un film à combattre les préjugés ! Ainsi le  troisième personnage de l’histoire, la fille de Madeleine, subtile Léa Drücker entre force et fragilité, partagée entre la sidération à découvrir la vérité et la tendresse filiale inscrites sur son visage, ne comprendra ses erreurs et ce qui unit les deux femmes qu’à la toute fin de la narration. Elle ira alors, dans la compréhension venue,  jusqu’à leur prêter son aide…

Sans être aucunement pudibond, le film reste pudique, qui nous montre vite de façon claire bien que suggestive, dans l’une de ses premières séquences, combien le corps lui-même est en jeu, portant démenti à ceux qui préféraient avoir affaire à une histoire de belle amitié.… le corps, par lequel se renouera aussi le lien, après l’accident vasculaire de Madeleine, car il y aura les gestes, les caresses furtives sur une joue, la chaussure qu’à l’autre on passe avec délicatesse au pied, les étreintes retrouvées, le contact d’une seule par l’autre accepté… Le corps porteur de ses années assumées, que ne valorise guère une société où pour être regardé, il vaut mieux être jeune et beau, ainsi que le suggère Barbara Sukowa. L’âge ? Mais « chaque phase de la vie a quelque chose d’intéressant », affirme-t-elle. Et le réalisateur « voulait voir les rides », voir la vie inscrite sur les visages. Quand on s’étonne et l’interroge sur son choix – ce qui se produit souvent –, ce dernier répond en ces termes : « J’aime m’approcher d’autres vies. La sexualité de nos parents, c’est quelque chose de difficile à imaginer, le thème m’intéressait. On vit dans une société obsédée par la jeunesse et les corps parfaits, ça m’énerve (…). »

Le film joue aussi sur le suspense, et cela contribue sans doute à lui permettre d’éviter le mélodrame… Comment échapper au jugement des autres, à la façon dont ils prétendent vous définir, à la case dans laquelle ils voudraient vous enfermer, dussent-ils être de votre famille et de bonnes intentions ? Comment s’échapper de cette petite ville du Sud de la France, échapper à sa morale, à ses jugements à l’emporte-pièce ? Nina et Madeleine y parviendront-elles ? On aurait tellement envie que la fugue ait lieu, non seulement de la maison de retraite – où les enfants, fils et fille complices, ont confiné un temps une mère à la parole empêchée par la maladie –, mais encore de “l’Appartement”. C’est en effet d’un unique appartement partagé qu’il s’agit, car si à la face du monde Madeleine et Nina donnent l’image d’innocentes voisines de palier, certains plans font sans ambage comprendre qu’elles ont tissé leur nid chez Madeleine. Un seul cocon, habité, empli de leur double vie, de souvenirs aussi – ainsi de cette pendule, témoin d’un passé que Madeleine voulait préserver, et qu’un jour Nina a vendue pour financer le futur voyage, comme il faudrait aussi vendre l’appartement. Un refuge à l’abri des regards, où Nina devra reconquérir sa place auprès de Madeleine quand l’accident l’aura privée de son indépendance. Un refuge clos face au lieu supposé de Nina, cet autre appartement en vis à vis que la caméra décrira comme étonnamment vide…

Mais pourquoi avoir si longtemps attendu, se demandera le spectateur impatient de voir les héroïnes réaliser leur rêve, un rêve mûri au fil des jours, celui d’être ensemble, ouvertement, sans peur ni retenue craintive, dans l’anonymat d’une grande ville, Rome, où elle se sont rencontrées ? Symboliques de ce désir, la danse et la chanson qui les unissent, dans un romantisme de bon aloi, encore qu’un rien adolescent.  La chanson, c’est “Chariot”, qui dit en italien « Tu vivrai con me / In un’isola fantastica ». Chanter. Danser l’espoir. Mais attendre. Parce qu’il y a le monde, qu’il est dur de s’en extraire. Parce que Madeleine a une famille. Des enfants pour l’enserrer. Elle les aime, et peut-être craint-elle de les décevoir. Alors, Madeleine tergiverse… Nina la bouscule… se fâche avec celle qui sans doute a un peu honte, quelque difficulté à se reconnaître différente. À s’assumer lesbienne, « comme ils disent » aurait pu ajouter Charles Aznavour. Ils disent, et ils font. Et ils menacent… ainsi de  cette aide à domicile, peu communicative, à l’inquiétant regard fixe, si sombre, un instant engagée, et qui s’avérera incompétente et trop peu impliquée. Renvoyée, elle reviendra se venger, ruinant tous les espoirs… Resteront l’amour et la douceur, la joie silencieuse de Madeleine retrouvant ses lieux, son amour, l’air libre à la fenêtre commune, peu à peu réintégrant un corps qu’il lui faudra pleinement accepter. La maladie, comme une ultime épreuve initiatique ?

Enfin, l’un des charmes du film, outre la beauté indéniable de ces trois figures de femmes, tient aussi à ses ambiguïtés, au mystère qu’il laisse volontairement planer sur la relation amoureuse. Beaucoup d’entre nous nous demandions, au sortir de la projection, le sens à donner à la séquence d’ouverture, où deux fillettes, seules dans le paysage, jouent à cache-cache au bord de la rivière… jusqu’à ce que l’une disparaisse ; en écho, un cauchemar qui réveille Nina adulte, parce que dans ses bras elle porte la fillette retirée de l’eau. Prémonition de l’accident dont sera victime Madeleine ? Crainte de la séparation ?  Réminiscences de quelque fait réel ? Interrogé, le réalisateur laissera la porte ouverte à nos interprétations, confiant seulement qu’il aime commencer une histoire sur une scène intrigante, et qu’on peut y voir une image de « l’univers mental » que Madeleine et Nina se seraient créé, – et qui n’appartiendrait qu’à elles-mêmes, impénétrable aux autres ? Pour narrer  «  cette romance contrariée, ce récit d’une double vie, d’un mensonge, et la sidération que provoque sa révélation dans l’entourage, Meneghetti préfère le noir au rose et joue avec les codes du thriller, voire du film d’horreur… » (Étienne Sorin, dans Le Figaro). La récurrence des vols de corbeaux sur les arbres du mail n’est pas sans évoquer le film  Les Oiseaux, d’Alfred Hitchcock…

Bref, un premier film très maîtrisé pour nous parler des amours empêchées, qui luttent et qu’on espère triomphantes !


PS : Tourné en partie à Montpellier, le film Deux a décroché quatre nominations pour la cérémonie des César 2021 : dans la catégorie du meilleur premier film, dans celle du meilleur scénario original, et deux fois dans la catégorie “meilleure actrice” pour les deux comédiennes principales, Martine Chevallier et Barbara Sukowa. Selon Le Figaro, Deux est également présélectionné par la Commission de sélection du CNC (centre national du cinéma et de l’image animée) pour représenter la France aux Oscars, une 93e cérémonie qui a été ajournée au 25 avril 2021. « Le film devra s’attirer les suffrages et les faveurs des membres du Comité de sélection de l’Oscar du meilleur film international. Sur la centaine de films venus des quatre coins du monde et soumis à leur jugement, ils en garderont neuf. Ensuite, l’ensemble des votants de l’Académie des Oscars se prononcera. Seront nommés et pourront espérer repartir avec le trophée les cinq films étant arrivés en tête des voix. La France n’a plus remporté de trophée depuis Indochine de Régis Wargnier en 1993, mais avec trente-neuf nominations et neuf victoires, elle reste un des pays les plus titrés. »

Fort-de-France, le 24 février 2021