— Par Selim Lander —
On ne dira pas « celle qui croyait au ciel et celle qui n’y croyait pas », ignorant les penchants métaphysiques de ces jeunes dames ou demoiselles du jazz, toutes deux charmantes et pourvues d’une voix agréable à défaut d’être transcendante. Deux métisses au teint de sapotille, la mince et la ronde, deux filles des îles, l’une de Cuba à la crinière rousse, l’autre du Cap-Vert à la crinière brune, celle qui nous attendrissait avec son français imparfait ; celle qui nous impressionnait avec sa maîtrise parfaite de notre langue prononcée de surcroît avec l’accent des élites parisiennes ; celle qui avait convoqué un « vrai » pianiste et un « vrai » bassiste jouant sur des instruments acoustiques et elle-même au violon (tous amplifiés, évidemment, nul n’est parfait) et celle qui préférait être accompagnée par des instruments électriques (orgue, guitare, basse) ; celle qui la jouait sexy, hauts talons, mini short, jambes et dos nus, et celle qui dissimulait ses formes sous un costume de scène d’inspiration ethnique (talons plus sages, jupe longue et des épaulettes pour agrémenter le haut ; celle qui aimait le jazz classique et celle restait plus accrochée à ses racines insulaires. Toutes les deux accompagnées de musiciens blancs, toutes les deux cultivant le dialogue avec le public, toutes les deux fières d’un succès auquel elles avaient la modestie de paraître ne pas croire vraiment.
Yilian Cañizares, la Cubaine, et Mayra Andrade, la Cap-Verdienne étaient les vedettes de l’avant-dernière soirée du « Martinique jazz festival 2015 ». On était venu d’abord pour la seconde, attiré par la musique du Cap-Vert et l’ombre de la grande Cesaria Evora. On est reparti surtout emballé par la première. Sa musique n’a pas grand chose à voir avec les rythmes plaisants du Buena Vista Social Club et elle n’est pas non plus Stéphane Grappelli (ou Didier Lockwood qui s’est produit dans la cadre du festival le 21 novembre). Son ensemble joue un jazz classique de très bonne facture. Un ensemble homogène où se distingue particulièrement le pianiste, Daniel Stawinski, aussi convaincant dans les mouvements doux quand il dialogue, quasiment seul, avec la voix, que dans les mouvements rapide et forte dans lesquels se déploie sa virtuosité. Et le batteur, Cyril Regamey, a également délivré un solo persuasif. Yilian Cañizares assure pour sa part honnêtement son contrat. Sa voix – amplifiée comme de juste – est… juste ce qu’il faut, un peu plate néanmoins dans les poèmes qu’elle choisit de déclamer (sur un accompagnement bien venu de la contrebasse) plutôt que de les chanter. Et elle ne démérite pas au violon.
A quoi tient notre déception face à la performance de Mayra Andrade ? Pas seulement au fait qu’on la présente indûment comme « la digne héritière de Cesaria Evora », alors qu’elle n’en a ni la voix ni la musique. D’abord, elle n’est guère aidée par ses musiciens qui jouent une musique plus proche de cette « variété » débitée à longueur de journée sur les ondes des stations martiniquaises que du jazz authentique. Elle aurait pu néanmoins laisser davantage la bride à ses musiciens. Un seul a surnagé, brièvement, avec un solo à l’orgue qui pouvait rappeler par moments, certains accents des Pink Floyd. Quoi qu’il en soit, en cette matière, faut-il le répéter, un amateur de jazz (un vieil amateur, en tout cas) préfèrera toujours un ensemble d’instruments acoustiques à un ensemble d’instruments électriques. Il est vrai que Mayra Andrade n’était pas là pour jouer du jazz authentique… Mais il n’y a pas que la musique : il y a le contact avec le public. Les deux chanteuses se sont attachées à l’établir avec un bonheur assez différent. S’il est vrai que le public martiniquais n’est pas le plus communicatif, au moins est-il réceptif si l’on sait le toucher. Or, paradoxalement, c’est celle qui maîtrisait le mieux notre langue qui y est le moins bien parvenu.
Comme cela arrive parfois, la chanteuse qui est passée en première partie a volé la vedette à la plus prestigieuse. Cela ne signifie d’ailleurs pas que la hiérarchie entre elles sera nécessairement bouleversée. L’une peut être plus en forme que l’autre et ce pour une raison purement conjoncturelle. Mayra Andrade a informé le public que son concert en Martinique était le dernier d’une longue tournée de deux ans. Peut-être le concert de trop, peut-être n’avait-elle plus, ce soir-là, le « jus » nécessaire pour convaincre après la prestation de Yilian Cañizares ?
Dans la grande salle de l’Atrium de Fort-de-France, le 27 novembre 2015.