— Par Selim Lander —
Les soirées des vendredi et samedi 28 et 29 mars 2025 à l’Atrium de Fort-de-France étaient consacrées à la danse et, hasard ou pas, une danse exclusivement masculine. Deux pièces originales et fortes qui laissent une impression durable.
Corpos
En ouverture de cette mini session de danse, c’est la salle Frantz Fanon qui a accueilli la première pièce, création franco-brésilienne, plus exactement guadeloupéo-brésilienne puisque se sont associés deux chorégraphes, l’un de Guadeloupe, Hubert Petit-Phar, l’autre du Brésil, Augusto Soledade, aux côtés desquels on ne saurait manquer de mentionner le créateur musique, Anthony Rouchier, car si la musique est inséparable de la danse, la bande son est apparue ici remarquablement adaptée au propos des chorégraphes.
Corpos (« les corps » en bon français) est divisée en deux grandes parties séparées par un intermède, en principe silencieux sauf quand les danseurs se mettent à parler ou à chanter. À ce propos, le photographe installé au centre du deuxième rang était-il autorisé à prendre des centaines de photos avec un appareil particulièrement bruyant et qui devenait insupportable dans un vaste rayon autour de lui lorsque cessait la musique ? On ne voit pas, a priori, pourquoi il serait nécessaire de prendre de nouvelles photos de cette pièce alors qu’elles sont déjà disponibles en nombre bien suffisant.
Ceci mis à part – mais il faut imaginer le supplice des spectateurs assis à proximité de ce photographe obligés d’entendre pendant toute la pièce un bruit de mitraille qui parasite la bande son ! – la première partie est absolument remarquable. On parle de nos jours rarement de « chef-d’œuvre » – un terme défini par l’Académie comme « un ouvrage parfait ou très beau, en quelque genre que ce puisse être » (6ème éd. du Dictionnaire, 1832-35) – le mot s’applique pourtant parfaitement ici. Une pièce de danse mérite tous les éloges quand le spectateur est subjugué de bout en bout, quand il ne relâche jamais son attention, quand il admire autant l’invention du chorégraphe que l’exécution des danseurs. Ici, il sont quatre, quatre hommes, deux Brésiliens (de Bahia) et deux Guadeloupéens, simplement vêtus de débardeurs et de pantalons moulants. S’ils dansent souvent deux par deux, il y a aussi, bien sûr, des figures avec un, trois ou quatre danseurs. La chorégraphie conjugue subtilement – peut-on dire sublimement (du latin sublimis, qui s’élève) ? – la tendresse et l’amitié, la violence et la force. Les moments les plus marquants sont peut-être ceux où un danseur, après un solo où il a exprimé toute sa douleur, est pris en charge, consolé par les trois autres. Il y a aussi des moments d’espièglerie comme celui où trois danseurs imitent avec l’index et le majeur la marche d’un petit animal qui grimpe partout sur le corps du quatrième. Mais c’est la douleur, la souffrance qui dominent cette première partie et l’on est soulagé quand, tout d’un coup, la musique se fait danse et les danseurs de se mettre à gambader sur le plateau.
La pièce aurait pu s’arrêter là. Fascinés de bout en bout, on a fait le plein d’émotions. Non que la suite soit mauvaise, car elle est encore rondement menée et les danseurs sont toujours aussi agiles et complices, mais elle ne parvient pas à rester au même niveau – « sublime » ? – que ce qui a précédé, à commencer par l’intermède dont on a déjà parlé lorsqu’intervient un jeu avec deux chaises, lequel jeu apparaît à la fois gratuit et esthétiquement contestable.
Les danseurs reviendront pour la deuxième partie après avoir revêtu d’amples robes-salopettes en patchwork. Si ce nouveau costume fait de l’effet de prime abord, il se révèle assez vite qu’il parasite la danse plus qu’autre chose. Il est vrai qu’il se dégageait une telle pureté de la première partie, elle avait placé si haut la barre que le spectateur n’avait qu’un envie, que la pièce se poursuive comme avant… ou qu’elle en reste là.
Avec Sebastiao Abreu et Hiago Ruan (Brésil), Alex Lago et Mickaël Top (Guadeloupe). Lumières Gérad Laffuste, costumes Alex Lago. Compte tenu des éloges qui précèdent, ce n’est faire injure à personne de remarquer que les deux danseurs brésiliens paraissaient ce soir-là (encore) plus affûtés que leurs camarades guadeloupéens.
Full Moon
Les soirées se suivent et ne se ressemblent pas. Le samedi c’est dans la grande salle Aimé Césaire que se produisaient les danseurs de Joseph Nadj, français d’origine yougoslave (comme Preljocaj, comme Bilal…), un chorégraphe prolifique qui a fait appel cette fois, et comme dans Omma (2021), à des danseurs d’origine africaine et qui, comme dans Omma encore, a misé sur une gestuelle volontairement basique, la « pauvreté même qui correspond à notre époque actuelle », a-t-il pu dire, ce qui se traduit sur le plateau par des mouvements très simples, répétitifs, loin des figures compliquées de certaines pièces. Full Moon revendique ainsi l’héritage d’un certain primitivisme, assez éloigné des sentiers battus de la danse contemporaine, à la limite, parfois, de la « non danse » quand les danseurs campés sur le plateau font seulement bouger le haut de leur corps.
La bande son, obsédante, envoie le plus souvent des coups sourds comme dans une usine saturée par le bruit des machines, créant la sensation d’un environnement afro-futuriste, « afro » par l’origine des danseurs et « futuriste » par une atmosphère qui rejoint celle de certaines dystopies peignant un avenir post-apocalyptique avec des esclaves modernes enchaînés à leurs machines dans des usines souterraines, une atmosphère à laquelle la lumière de la scène, souvent dans une demi-pénombre, participe grandement. Sans compter que les corps nus jusqu’à la ceinture, au muscles saillants, sont ceux de travailleurs de force.
Si Corpos était fascinante, Full Moon est, pour sa part, envoûtante. Dans les deux cas, on peut parler de réussites, quoique dans des genres bien différents. Le choix d’une salle aux dimensions relativement restreintes pour la première, d’une grande salle pour la seconde apparaît ici justifié et pas seulement parce que le nombre de danseurs n’est pas le même (ils sont ici sept + un contre quatre), surtout parce que ce partage entre les deux salles de l’Atrium s’accorde à la tendresse qui se dégage avant tout de Corpos comme à la force brute qui émane de Full Moon.
À l’instar de Corpos, Full Moon ménage quelques surprises, par exemple un changement total d’univers musical pour « l’enterrement » de l’un des danseurs et, plus sûrement encore, le salut final, lorsque les danseurs, auparavant tous torse nu, désormais revêtus d’un vague costume occidental et coiffés d’un masque africain, viennent faire au public un adieu plein de drôlerie. Cette fin est d’ailleurs l’une des coquetteries que l’on peut reprocher à Joseph Nadj, puisque les danseurs après avoir ainsi salués ne reviendront pas recevoir les applaudissements – si mérités – des spectateurs qui sont restés comme deux ronds de flan. Autre coquetterie – qui, semble-t-il, n’a pas gêné les critiques très bienveillantes que l’on peut lire ici ou là mais qui nous a paru pour notre part superflue – les apparitions récurrentes de Joseph Nadj lui-même sur le plateau, en costume sobre et masqué, se démenant pour exécuter les gestes que ses danseurs réalisent bien mieux que lui. Renseignement pris, le chorégraphe serait censé représenter une « marionnette vivante ». Pourquoi ? Qu’est-ce que cette fioriture peut bien ajouter au spectacle ? Cela nous a échappé.
Avec Thimoté Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Somwendin Marius Sawadogo, Boukson Séré et donc Joseph Nadj. Lumières Sylvain Blocquaus. Costumes Paula Dartigues, Musique non créditée.
NB / LE PHOTOGRAPHE dénoncé plus haut a encore frappé avec son bruit de mitraillette pendant la représentation de Full Moon. Il est même venu s’asseoir juste à côté du signataire de ces lignes qui n’a eu d’autre ressource que de chercher une place ailleurs (dans la grande salle pas entièrement remplie, c’était heureusement possible). Admettons que de nouvelles photos soient vraiment nécessaires après toutes celles qui existent déjà, mais alors, pour ménager la paix des spectateurs, POURQUOI NE PAS LAISSER LE PHOTOGRAPHE OPÉRER SEULEMENT LORS DES RÉPÉTITIONS ?
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