Un militantisme de l’ignorance ?
— Par Marcel Dorigny (*) —
Le 22 mai dernier des « militant(e)s » ont détruit avec force publicité deux statues de Victor Schoelcher en Martinique, celle dressée devant l’ancien Palais de Justice, à deux pas de la célèbre Bibliothèque Schoelcher, l’autre à Case Navire, sur la commune de Schoelcher.
Cette action a été hautement revendiquée par un groupe d’activistes qui ont voulu dénoncer le maintien du « statut colonial » de l’île, le poids écrasant des békés sur l’économie et la société insulaire …
Une question se pose : que vient faire Schoelcher dans ce débat contemporain ? A suivre les discours de justification de ces actes violents, « le mythe de Schoelcher » serait un instrument du néocolonialisme subit aujourd’hui ; ce serait Victor Schoelcher qui aurait inséré dans le décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848 la clause prévoyant l’indemnisation des propriétaires d’esclaves … Or, et ici l’histoire ne peut être travestie, l’indemnisation des maîtres a été décrétée en avril 1849, soit après le tournant conservateur radical de la Seconde République consécutif à la violente répression du mouvement ouvrier en juin 1848, à Paris et dans les centres industriels des départements, et aboutissant tout naturellement à l’élection d’une assemblée législative ultra conservatrice, qui conduira à l’arrivée de Louis Napoléon au pouvoir, avant de se proclamer « empereur des Français » sous le nom de Napoléon III … A ce moment Schoelcher n’était plus au gouvernement, resté ferme républicain il sera un opposant absolu à l’empereur, aux côtés de Victor Hugo, notamment.
Il est donc totalement erroné de transformer l’abolitionniste Schoelcher en « père de l’indemnité » en faveur des maîtres, ancêtres des békés d’aujourd’hui. Mais, pour éclairer le public d’aujourd’hui, rappelons que l’indemnisation des propriétaires d’esclaves a été pratiquée dans toutes les procédures d’abolition, à deux exceptions près : l’abolition révolutionnaire française de 1794 n’a donné lieu à aucune indemnité et celle de 1865 dans les États du Sud des États-Unis, l’abolition étant le résultat de la défaite militaire des Confédérés, considérés comme responsables de la guerre civile.
S’il est aujourd’hui incongru de dresser un portrait idyllique de Victor Schoelcher, l’historien doit tout de même rappeler la hardiesse de ses prises de positions sur plusieurs points importants et qui en firent un personnage à part dans l’élite sociale et intellectuelle de son temps. Sur l’esclavage, il fut un des premiers à rompre avec le dogme d’une abolition nécessairement graduelle : dès le début des années 1840, voire dès 1838, il se prononça pour une « abolition immédiate », seule voie à suivre pour éviter un embrasement des îles ; il fut un ferme républicain, opposé à Louis Philippe puis à Napoléon III et un partisan du droit de vote pour les femmes, position très isolée alors dans le monde politique du XIXe siècle.
Dénoncer aujourd’hui Victor Schoelcher, en bloc, sans nuances, semble vouloir nier l’histoire et les travaux des historiens, ou peut-être plus prosaïquement ignorer l’histoire et s’enfermer dans des schémas simplistes et rassurants ?
(*)Marcel DORIGNY, Historien
Membre du Comité Scientifique
du Prix Littéraire FETKANN ! Maryse Condé