— Par Frantz SUCCAB —
Ce sont les poètes qui font la poésie et non les langues, quelles que soient les langues. La langue créole ne fait pas exception. Ce n’est pas parce qu’elle a été très longtemps reléguée, envoyée se faire parler et entendre ailleurs, qu’elle devrait forcément chercher à faire société conforme pour avoir la poésie fréquentable. Cette langue ne se sera pas émancipée à force d’imagination et de créativité, de déboulements et de détours, pour s’emprisonner dans un quelconque académisme, fût-il « Tan-nou »… national et populaire.
Le piège pour une langue est de s’entêter à démontrer quelle en est une, à exhiber ses attributs intimes dans les foires pour faire admettre qu’elle aussi elle peut. À la longue, ça lui fait perdre le goût de l’aventure des ses propres mots et, par conséquent, amenuise ses chances de s’émerveiller des beautés insoupçonnées qu’elle recèle. Elle se répète, confondant faire œuvre et faire tours de manège. Elle tue sa poésie parce qu’elle rend prudemment casaniers les aventuriers des mots que seront toujours les poètes.
Avec une gamme sonore de base, une infinité de mélodies différentes, possibles depuis que l’homme est l’homme et tant qu’il le sera. De même, avec un nombre limité de mots dans chaque langue, une infinie diversité de poèmes et de récits, depuis la nuit des temps jusqu’à la fin des temps. Cela tant qu’il existe des forgerons de trésors. Si l’on cherche la musique et la poésie, il faut d’abord trouver l’homme. Si l’île est totalement dépeuplée, elle ne chantera ni ne racontera rien. Il y aura peut-être le charivari de la mer, le souffle du vent, le tomber de la pluie, le roulement de l’orage ; bruissement de feuilles, cris d’animaux ; mais nulle musique et nulle poésie. La nourriture spirituelle et esthétique, musicale et poétique, même si la table est mise, pourrira sur place par manque de convives.
Demandez-vous pourquoi la société que voici tourne de la sorte en routine commémorative ! La commémoration est une thérapie de dernier recours, plus qu’un lien vivant et fécond entre l’histoire, la mémoire et l’avenir. Tout se passe comme si l’on exerçait une société atteinte de la maladie d’Alzheimer à retarder vaille que vaille l’instant où l’oubli aura parachevé son empire sur tous nos sens. Les musiciens, les poètes, les artistes en général, se voient contraint à rester au chevet d’une culture oublieuse, moribonde, répétitive, quand ils devraient être la vitalité même d’un imaginaire sans cesse réinventé.
Un pays vit, pourtant. Ce pays qui nous manque. Ardent, impétueux sur l’envers d’un silence calibré et affiché. Il se contente si peu d’icones éphémères, fabriquées à la va-vite, de valeureux défunts dont on brade l’héritage, qu’il fait feu de tout bois. Avec du bois mouillé, un feu à peine incandescent. Tant de renouvellements, tant de ruptures et tant d’aventures, mais tellement diffus, tellement éparpillés par les vents consuméristes, que pour les entendre, les voir et les lire, il faut avoir envie de se perdre dans l’Anbafèy, le Zayann ou, tout du moins, de faire son mal-élevé. N’avoir que foutre de se faire aimer de cet amour convenu, castrateur pour les uns, stérilisant pour tous, si sagement et massivement couru.