— Par Christophe Dejours* —
La volonté collective de coopération est indispensable pour atteindre la qualité. Mais elle est aussi le moyen indépassable de régulation des souffrances individuelles et de contrôle des dérives.
D es catastrophes industrielles et commerciales ont endeuillé l’été : le crash du Concorde à Roissy, le naufrage du Koursk en mer de Barents, le rappel de 6,5 millions de pneus Firestone qui auraient déjà provoqué 62 morts. Mais, dans l’ombre, il y a d’autres tragédies moins spectaculaires, comme la fermeture de la clinique de la Martinière et le récit de Christine Noël dont la grand-mère, hospitalisée à Marseille, est décédée dans des conditions lamentables.
La petite-fille retrouve sa grand-mère » couverte de cloques et de brûlures. Une aide- soignante l’avait contrainte à prendre une douche sous l’eau brûlante « , et avait » sans se soucier de ses cris, poursuivi sa besogne jusqu’à brûler la majeure partie du corps « . Et de préciser » que cette aide-soignante du service de neurogériatrie inflige quotidiennement des brûlures aux malades qu’elle a en charge de doucher. Ma grand-mère a été une de ses victimes « . ( Libération 26-27 août). La description des conditions d’accueil de cet hôpital suscite l’indignation et la révolte. Auxquelles succède, chez le lecteur, le désir d’une sanction exemplaire contre une soignante incompétente et sûrement sadique.
L’interprétation de ce comportement criminel en termes de psychologie individuelle est inévitable. Mais elle laisse de côté des problèmes essentiels qui renvoient à l’organisation du travail.
Le spécialiste du travail, en effet, n’est pas surpris par cette histoire sordide. Dans les services de gériatrie, les maisons de retraite, les mouroirs où l’on relègue les vieillards, le personnel soignant est soumis à des contraintes de travail redoutables. Les corps vieillis, avachis et malades, les odeurs nauséabondes d’urine et de fèces, voire d’infections ou d’escarres, les cris et gémissements ininterrompus, les appels incessants, les déambulations nocturnes de ceux qui se perdent, l’inertie des corps à déplacer, l’absence de coopération des déments, ne serait-ce que pour se laver, pour manger ou seulement déglutir, voire leur méfiance ou leur hostilité quand ce ne sont pas leurs coups… Tout cela soumet le personnel soignant à une épreuve psychologique terrible. Qui n’est pas contrôlable par la formation et qui ne se calme pas avec l’habitude.
Les soignants souffrent de leur impuissance, non seulement à guérir mais à soigner, car dans ces conditions on soigne toujours mal. Ils souffrent aussi du spectacle de la déchéance… qui s’emparera d’eux aussi, un jour… Alors ils se défendent ! Leurs stratégies fort complexes permettent de construire au mieux une indifférence défensive, au pire une certaine cruauté. Sans ces défenses, il n’y aurait plus personne pour s’occuper des centaines de milliers de vieillards. Risque alors de se profiler le spectre de l’euthanasie.
Reconnaître la souffrance des soignants, savoir qu’elle suscite inévitablement des défenses sadiques, admettre que la sélection psychologique à l’embauche, même si elle est utile, ne peut résoudre ce problème, est-ce une résignation à l’horreur inévitable ? Non, à condition de prendre en considération une deuxième critique de l’interprétation spontanée des sévices en termes de psychologie individuelle.
Qu’on le veuille ou non, dans ces services hospitaliers, on ne peut travailler seul (e). Il est impensable que les traces de telles tortures infligées aux malades n’aient pas été remarquées par d’autres soignants, ou par les autres équipes (jour, veille et nuit). De fait, cela suppose une complicité, au moins passive, des autres membres de l’équipe avec des violences qui dépassent de très loin la cruauté défensive ordinaire. On peut supputer que la coopération horizontale ne fonctionne plus dans l’équipe en cause, sinon les autres seraient intervenus (es).
On connaît depuis quelques années des situations équivalentes dans des contextes tout autres : sabotage extrêmement dangereux dans des industries à risques, pertes financières majeures occasionnées intentionnellement, qui ne peuvent pas être réalisées à l’insu de tout le monde. La passivité ou le laisser-faire signent, ici, la déstructuration complète de la coopération, de la solidarité et de la convivialité. En d’autres termes, les sévices dans un service hospitalier, comme un sabotage de grande envergure, fussent-ils organisés par une personne isolée, sont le symptôme d’une crise collective. La sanction disciplinaire individuelle est, de ce fait, une réponse erronée.
L’apparition de sévices dans un service exige qu’on réexamine toute l’organisation du travail. Pour qu’une personne isolée continue à perpétrer des actes inadmissibles, il faut que les relations de coopération verticales soient, aussi, profondément dégradées. Les contrôles de qualité, en effet, ne sont efficaces que si existe, authentiquement, une coopération non seulement du haut vers le bas, mais du bas vers le haut. Et l’on connaît un grand nombre de situations aujourd’hui où la » qualité totale » affichée dissimule dans la réalité du travail, des kyrielles de manquements, fraudes et autres trucages.
Les nouvelles techniques de gestion et de management qui pensent la production et les activités de service sous le primat du concept de contrôle (de qualité) et tiennent l’analyse du travail et de la souffrance qu’il occasionne pour du sentimentalisme, sont directement en cause dans la déstructuration de la coopération : dégraissages d’effectifs avec une infirmière pour 50 malades, douches administrées par une seule aide-soignante au lieu de deux, lutte contre les temps morts avec disparition des pauses-café, évaluation individualisée et systèmes de notations générant injustice et rancune, recours aux intérimaires faisant basculer la charge de travail sur les permanents, etc.
La volonté collective de coopération est indispensable pour atteindre la qualité. Cela tout le monde peut l’admettre.
Mais elle est aussi le moyen indépassable de régulation des souffrances individuelles et de contrôle ordinaire des dérives liées aux stratégies défensives. Cela, on le sait moins.
Le témoignage de Christine Noël sur les sévices dont est morte sa grand-mère montre que, sans mobilisation de la volonté collective de coopérer, on ne peut conjurer aucun risque de dérive, pas même l’apparition de conduites criminelles chez ceux-là mêmes dont le travail consiste à nous soigner.
*Professeur titulaire de la Chaire de Psychologie du Travail du CNAM
Article au journal Le Monde du 26/09/00. Autorisation de publication de l’auteur du 20/01/01