Le Jazz à trois doigts, texte et m.e.s. Luca Franceschi
— Par Dégé —
La pluie est rédhibitoire. Sinon on peut mesurer le succès d’une pièce au nombre de groupes de spectateurs restant discuter devant le Théâtre Aimé Césaire et à la durée de leurs échanges. Ce soir là, 16 novembre, le public a été bon : la salle a risqué quelques applaudissements, s’est autorisée à rire, a répondu aux demandes d’interactivité, et a remercié intensément au salut final des acteurs.
Dehors des sourires de satisfaction mais les commentaires sont sans vigueur : difficile d’expliquer le plaisir. Or les rationalistes ont du mal à justifier leur acrimonie « Où est le Jazz là dedans ? ». Au delà de l’ennui exprimé, Ils semblent même prêts à se laisser convaincre du contraire.
Le Jazz à trois doigts est un spectacle qui rend heureux. On n’en sort pas indigné, prêt à combattre pour ou contre, bouleversé du miroir tendu…Non simplement heureux. Pas exalté. Heureux au point d’apprendre l’hospitalisation d’un ami sans être révolté : on sait qu’on ira lui soutenir le moral. Heureux au point où, à la sortie du spectacle, ayant assisté impuissant de loin à l’attaque d’une vielle dame par un malabar voulant la dépouiller de son sac, on reste heureux. Heureux car on retient de cette agression, à deux pas du commissariat de Fort-de-France, la victoire de cette grande personne qui a su, seule, repousser à coup de canne l’agresseur ! A-t-elle songé à se plaindre à la police ?
Sans doute pas. Car il n’y a pas de message moral ou idéologique en tant que tel dans Le jazz à trois doigts. Tout au plus une philosophie, au sens courant du terme. Les fragiles grands-mères, les petites gens doivent se défendre, parfois même contre leurs congénères, sans attendre de secours. Parfois ils réussissent…sans gloire, sans reconnaissance, sans commentaire.
En rendant hommage à son grand-père, l’auteur et metteur en scène, Luca Franceschi, rend hommage à tous les grands parents. Aux anciens, aux ancêtres. A tous ceux qui par leur vie difficile ont fondé le socle de la nôtre plus aisée. Avait-ils conscience de se sacrifier, de s’inscrire dans une vision progressiste ? Pas sûr que le christianisme ou le communisme aient été le moteur de cet homme-là, ce personnage, Léarco. La musique si. C’est à dire l’art. Qu’il soit élitiste ou populaire. Surtout ce dernier.
L’auteur donne voix aux petites gens, il est en cela césairien. Voix à ceux qui sont dépassés ballotés par la Grande Histoire et qui, sans avoir conscience de ce qu’est le fascisme sans avoir la connaissance des camps de déportation, expriment leur résistance inconsciente à la guerre par la maladie qui les réforment et peut-être la mutilation.
On pourrait aussi dire qu’on n’a pas le droit d’être idiot et que ce grand-père là est objectivement complice de son ignorance, de la Shoa, de son destin, un « salaud de pauvre ». L’auteur n’entre pas dans cette polémique. Il aime les siens. Il choisit l’amour. Il choisit l’art. C’est à dire ici la sagesse qui s’exprime par les voies de la musique et de la dramaturgie.
Le jazz à trois doigts est une pièce originale et poétique dans la mesure où les frontières s’écroulant, celles de la théâtralité s’ouvrant, celles de l’intemporalité aussi. Il s’agit d’un conte théâtral : le narrateur est un conteur tels ceux des veillées en Europe. Car c’est moins par le fond que par la forme que les messages trop galvaudés (contre la guerre, les racismes, etc.), reprennent force ici.
Le dramaturge porte donc sur la scène le récit, sans jugement, d’un homme tellement italien qu’il en serait caricatural dans sa gestuelle, son caractère, son verbiage…si l’acteur, Luca Franceschi, aux multiples talents, n’y mettait pas toute la force de sa tendresse moqueuse, de son empathie. A travers la vie de ce vieux rouspéteur, Léarco, l’humanité toute entière. Humaine trop humaine ? Pas trop, très. D’autres personnages sont esquissés par un accessoire : un chapeau, une veste, un boléro. Ainsi tout le chagrin d’une mère avec un châle illustre l’humanité de ces petites gens.
Nous venons d’évoquer la performance du comédien qui est le seul à dire un rôle polyvocal pendant une heure quarante. Ajoutons qu’on apprécie et partage le plaisir qu’il a à articuler avec délectation l’Italien (même si l’on ne comprend pas toujours tout) et le Français (il est vraiment bilingue), mais ils sont trois de « La Compagnia Dell’improvviso » à jouer sur scène.
Le deuxième acteur, muet mais très actif, Renaud Dupré. On peut croire qu’il est l’avatar jeune du grand père travaillant sur son établi. Il s’occupe aussi de la vidéo.
Nécessairement envahissante, celle-ci divertit d’un récit biographique hélas trop banal en faisant ressortir par toute une iconographie d’époque la profondeur, la gravité historique de ce récit. Elle nous distrait également par les dessins à vif qui illustrent le pan anecdotique du récit. Ils sont tracés « en direct » sur la table/établi en verre puis magiquement projetés sur l’écran de toile. Lorsque le pseudo-artisan se met devant son ordinateur et joue de son clavier, il fait le lien entre le passé et le présent, il fait le saut dans le numérique si impérialiste et à la mémoire pourtant si fragile…
Le troisième artiste, et la hiérarchie est ici fictive, l’accordéoniste, Bernard Ariu. Excellent, il sait donner à son instrument toutes les nuances des sentiments exprimés par le narrateur-conteur. Il souligne l’action avec énergie et humour…
Hors classement, l’accordéon lui-même, jugé si ringard mais dont l’âme, le sens de l’ambiance n’a pas d’égal. L’instrument du pauvre, par excellence, le symbole de la pièce.
Courage, abnégation, générosité…ce n’est pas très tendance et cela paraît mollasson de chanter les bons sentiments. Mais Luca Franceschi aime les gens, les petites gens, il aime les langues, italienne et française, leurs musiques et la musique tout court, la plus parfaite des langues internationales. C’est un plaisir que de partager ces amours là avec lui.
Il n’est pas revanchard, à la recherche de responsables coupables. Il fait un constat poétique de la condition ouvrière au début du 19ème siècle, des souffrances de l’immigration qui lui sont liées. Contre la misère, l’injustice, l’abus de pouvoir, l’ignorance, la violence…son arme, non violente : le théâtre.
Il a pris le parti, presque Zen, de considérer avec une distance souriante les accidents douloureux de la petite et de la grande histoire. Il n’en est par pour autant résigné, défaitiste, passif, soumis, fataliste…Il est plein d’espoir, donne du temps au temps. Libre au spectateur de s’engager dans d’autres voies.
Fort-de-France, le 18/11/2017
Dégé