(Guadeloupe – Martinique – Guyane).
— Par Bernard N’Dendelé Leclaire —
Ce concept de Vie Chère demeure dans nos régions depuis l’abolition de l’esclavage. Jusqu’en 1848, tant qu’il fallait travailler sans salaire, sous les coups de fouet et les brûlures d’un soleil ardent afin de produire du sucre et du rhum, jamais le Pays n’a été aussi riche. Évidemment, une richesse pour ceux qui portaient des pantalons et qui avaient des poches aussi vastes que l’Atlantique pour percevoir toute l’abondance du monde. C’est bien cette manne qui est à l’origine du statut de grand argentier de certains.
On a bien indemnisé les esclavagistes en 1848, alors que ceux qui, des siècles durant, sous l’emprise de l’asservissement, ont travaillé strictement pour rien au détriment du déshonneur. Celles et ceux qui ont été volés, violés, tués et bien sûr délaissés et enfin lâchés dans les rues, en pâture de la vie comme des bandits de grands chemins. Ironie de l’histoire, ils étaient ensuite arrêtés pour vagabondage.
Dès lors, il a fallu que chacun se débrouille, cette populace n’est-ce pas vous indiffère. Ainsi, ce monde a avancé, bon gré, mal gré. Comme un instant d’extrême survie, dès l’année 1900, il y avait déjà des instituteurs et des institutrices en Guadeloupe, comme en Martinique et en Guyane. Jamais dans l’histoire du monde, jamais un peuple n’a pu aussi rapidement sortir de l’obscurantisme forcé et de l’analphabétisme. Il a fallu que cinquante-deux ans.
Le Pays est donc né dans la pauvreté, dans la misère, dans la crasse, le sang et de la sueur versée. Un esclavage qui, sur les papiers, n’existe plus, mais qui, dans les relents de l’histoire, rejette et crache encore au visage de chacun un passé certes, mais qui n’est toujours pas « passé » et encore moins dépassé.
Dans le fond, on a tourné une page, laquelle cependant est tout simplement un copié-collé de la précédente. Nous sommes arrivés à un monde de « créolade« , dans un semblant de survie, une espèce de pseudo-sociologie, où un peu à la Michèl-Mowen, que chacun se démêle. « Débouya pa péché ! » Que chacun essaie de sortir la tête de l’eau et dans cette souffrance absolue, nous pensons effectivement et tout naturellement avoir dorénavant droit à l’oxygène et à la chaleur du soleil.
Qu’en est-il vraiment ?
Nous avons eu la Départementalisation en 46, la Décentralisation en 82, on parle actuellement d’Autonomie, on parle de prise de décision locale, on parle d’autogestion, on parle d’avoir plus de pouvoir, … tout paraît depuis tellement compliqué pour avancer dans ce sens. Or, intellectuellement, tout le monde sait que nous avons un potentiel pour cette auto-gérance. Pour oser penser d’une autre manière, afin de produire une autre réalité, pour une autre existence, pour un autre devenir, très probablement amélioré par rapport à toute cette existence macabre que nous avons toujours vécue, hélas ! Tout attendre du Pouvoir Central, il faut y mettre fin.
Nous parlons de Vie Chère, mais cette vie, pour nous, a toujours été dans la difficulté. Dans la souffrance, dans la peine de nous réveiller un matin, ignorant ce que le soir nous apportera et encore moins sur le résultat de demain.
Une Vie Chère qui, historiquement, est inscrite dans les plis du front de chaque Guadeloupéen, dans le cuir chevelu de chaque Guadeloupéen, dans l’ADN même de chaque Guadeloupéen. Une Vie Chère, économique, sociologique, politique au plus haut niveau de l’État, voulue, signée, validée dans une orchestration lugubre et machiavélique. Elle provient donc d’une volonté perverse et démoniaque de ne point vouloir laisser respirer une population, afin de toujours mieux l’asservir. Est-ce la peur du spectre de l’autodétermination qui inciterait les autorités à maintenir les OM sous une forme de mendicité ?
En France, la Vie Chère est devenue tintamarre aujourd’hui, alors que pour « Nous », elle est des lustres depuis, notre quotidien. Si nous en parlons actuellement, nous constatons et affirmons que nous vivons 1000 fois plus rudement dans notre microcosme et personne ne dénonce cet état de fait. Le système esclavagiste a accouché d’un monstre qui a la panse aussi large qu’un océan. Cet ogre s’appelle l’organisation commerciale monopolistique qui régit l’intégralité des échanges commerciaux des Outre-Mer. Il s’agit de contrôler de A à Z l’intégralité de tout ce qui pourrait rentrer sur cette île. Il faut créer le besoin, la demande afin d’être capable seul de pouvoir porter l’offre en réponse. Une forme d’addiction a annihilé toute réflexion dans laquelle on devient bêtement consommateur et le pays une vitrine, c’est-à-dire la machine à sous des propriétaires de cartes dans la grande distribution. L’effet pervers de ce fonctionnement vise à aligner les mêmes individus du bout à bout du circuit des marchandises.
Comment voulez-vous alors, qu’à partir d’une rente à vie et successorale, de père en fils, que cette classe puisse présentement de son plein gré y déroger ? Il est normal que dans cet élan stratégique de la dépendance, que la production locale soit oubliée, soit volontairement occultée. C’est une volonté politique en accord avec cette classe détenant les grandes enseignes. Par ailleurs, nous ignorons quelles contreparties qui sont en vigueur pour sceller un tel fonctionnement qui perdure malgré son évidence de catastrophisme ?
Problème d’eau, de chlordécone, d’obésité, de diabète, d’accidents cardiaques, nous avons tout ce qui peut qualifier le cadre d’une Vie Chère désirée, avec son cortège des inconséquences, dans l’unique volonté objective d’avilir les hommes. En France, la crise des Gilets Jaunes, une manifestation collective de grandes envergures qui hélas a accouché d’une souris ! Cette plateforme de revendications a totalement échoué par un manque de leader et de représentativité. L’histoire nous prouve que les grandes transformations de la société passent souvent par un collectif certes déterminé, mais également par la présence d’un individu charismatique.
Nous avons en Guadeloupe, en 2009, les 44 jours de grève qui auraient pu déboucher sur une réforme du monde ancien afin, enfin, de laisser poindre un nouveau paradigme. On a tout oublié ! Le leader charismatique du LKP a probablement craint de prendre à bras-le-corps la cause politique du Pays. Il y a deux issus. On fait la Révolution ou on passe par le système électoral pour faire évoluer la situation. C’est mon humble avis, je crois très sincèrement que nous avons raté une possibilité d’avancer. La preuve, tout à virer au pire aujourd’hui. La situation était déjà horrible en 2009, mais actuellement, elle est carrément catastrophique. Alors, résultat, nous avons perdu quinze ans.
On a l’impression de vivre une crise éternelle, où de temps en temps, on laisse couler le magma pour libérer un peu de tension. Cependant, dans le fond, l’abcès reste, le mal persiste, le malheur perdure, la maladie subsiste, la pourriture demeure et au-dessus de tout, au-dessus de Nous, le rire élyséen continue.
La France, en dehors de la Zone Exclusive Économique, n’attend rien de ces territoires d’Outre-Mer, sinon qu’un prestige mondial, océanique et de pacotilles. Tout en faisant croire aux autochtones qu’ils ne sont rien.
On nous parle de la Vie Chère, mais des appendices de l’esclavage, c’est mal connaître le comportement d’un Peuple, de toute une diaspora qui a souffert et qui souffre encore.
Ce peuple qui désire maintenant survivre et enfin vivre, quoiqu’il en coûte dans ce monde dans lequel il a aussi le droit d’exister. Alors, que tous ces sacrificateurs, tous ces tortionnaires, tous ces bipèdes maléfiques et tous ces porteurs de putréfactions… qu’ils sachent tout de même que le programme de la maïeutique de la conscience collective des peuples est en marche.
L’Afrique se réveille et tous ses enfants, quel que soit le lieu géographique, sont aussi, dorénavant, à même de collaborer à ce grand réveil sur la réalité de leur Existence.
Nous ignorons de quoi demain sera fait, nous ignorons aussi par quel bout les choses vont se faire. Mais, une chose est sûre, on ne peut pas, on ne doit pas, tout le temps et indéfiniment, vouloir avec autant d’acharnement bâillonner la volonté des hommes.
L’urgence pour les Guadeloupéens est de définir eux-mêmes le projet de société qu’ils souhaitent avec force, dans le contexte actuel marqué par les séquelles de l’esclavage et des luttes socio-économiques persistantes. La notion de « Vie Chère » ne se limite pas à une question de coût de la vie, mais révèle également d’une quête d’identité et d’autonomisation. Les Guadeloupéens ont longtemps été soumis à des décisions prises de l’extérieur, souvent sans tenir compte des spécificités culturelles et historiques de leur île. Cette situation engendre un sentiment d’injustice et d’impuissance face à des choix qui affectent leur quotidien.
Il est impératif que les Guadeloupéens s’unissent pour élaborer un projet de société qui reflète leurs aspirations et leurs besoins. Cela doit inclure une reconnaissance de leur histoire, de leurs luttes et de leurs particularités culturelles. L’autonomie et l’autogouvernance deviennent des enjeux cruciaux pour permettre à la population de prendre en main son destin. Définissant alors, eux-mêmes, les enjeux économiques, sociaux et environnementaux qui les concernent. Ainsi, les Guadeloupéens pourront construire un avenir qui leur ressemble et qui répond à leurs attentes.
De plus, en dégageant un projet collectif, ils pourront faire entendre leur voix face à la France hexagonale, qui fréquemment ne perçoit pas l’urgence de leurs réalités. Une telle démarche serait non seulement un acte de résistance face aux injustices historiques, mais également une opportunité de créer une société plus juste, solidaire et durable. Ainsi, l’urgence n’est pas seulement, de revendiquer des droits, mais de s’affirmer en tant qu’acteurs principaux de leur propre avenir, en concevant un projet de société qui prenne en compte leurs réalités et leurs espoirs.
Philosophiquement, les Guadeloupéens devront définir leur propre projet de société, s’inscrivant dans une quête d’autodétermination et de dignité humaine. Cela soulève des questions fondamentales sur la liberté, l’identité et la justice sociale. Les Guadeloupéens, comme Peuple, doivent avoir l’opportunité de forger un avenir qui résonne avec leurs valeurs et leur histoire, plutôt que de subir les impositions d’un système qui ne les comprend pas pleinement.
Sociologiquement, cette quête d’autonomie est essentielle pour renforcer la cohésion sociale et pour favoriser un sentiment d’appartenance. En permettant aux Guadeloupéens de participer activement à la construction de leur société, on ouvre la voie à une dynamique de développement plus inclusive et durable. Ce processus est vital pour surmonter les inégalités et privilégier un environnement dans lequel chaque individu peut s’épanouir. Ainsi, l’urgence de définir un projet de société autonome ne se limite pas à une nécessité économique, mais représente également un impératif moral et socioculturel pour l’épanouissement collectif des Guadeloupéens.
Le concept constant de « Vie Chère » en Guadeloupe ne peut pas être traité en occultant les racines dans l’héritage de l’esclavage et les luttes socio-économiques persistantes. Il met en lumière les injustices historiques auxquelles la population a été confrontée. Nous devons tenir compte de la nécessité d’autonomie et d’autogouvernance, ainsi que des défis sévères qu’elle continue d’endurer dans sa vie quotidienne, contrastant sa situation avec celle de la France hexagonale.
Dans son œuvre « Cahier d’un retour au pays natal », Césaire évoque la négritude, mais également le besoin de réclamation de l’identité et de la culture face à l’héritage colonial. Ainsi, un avenir pour nos contrées ne pourrait pas se concevoir sans l’intégration d’une totale reconnexion avec nos racines pour la dignité et l’émancipation des peuples colonisés.
Frantz Fanon, dans « Les Damnés de la terre », aborde sans fard la violence et le besoin de transformation sociale pour surmonter le colonialisme. Son observation sur la nécessité d’une lutte pour la dignité et les droits des peuples opprimés doit renforcer l’argument en faveur de l’Autonomie locale et du changement en Guadeloupe. Ses écrits rajoutent une profondeur théorique à notre analyse, reliant les luttes actuelles des Guadeloupéens à des débats plus larges sur la décolonisation et l’identité.
Edgar Morin pourrait tout à fait trouver sa place dans notre réflexion. En qualité de sociologue et de philosophe, il a souvent abordé des questions complexes liées à la culture, à l’identité et à la société. Son approche de la pensée complexe encourage à considérer les interconnexions entre les différents aspects de la vie sociale et historique. Ce qui est pertinent pour comprendre les nobles luttes face à notre héritage colonial et face aux réalités contemporaines.
Morin a aussi exploré des thèmes comme la diversité culturelle et la nécessité d’une approche holistique pour résoudre les problèmes sociaux. Cet axe pourrait enrichir le débat sur l’Autonomie locale et les inégalités. Le citant, on mettrait en avant l’importance de considérer la complexité des enjeux sociaux et historiques qui façonnent les expériences des peuples comme celle de notre Pays.
Un auteur comme Édouard Glissant, écrivain et penseur martiniquais, a généralement abordé les thèmes de l’identité, de la mémoire et des héritages coloniaux dans ses œuvres. Son concept de « créolisation » souligne l’importance de reconnaître et de valoriser les cultures locales tout en revendiquant une Autonomie face à des héritages oppressifs.
Enfin, revenons à Césaire, ce dernier a aussi écrit sur les conséquences de la colonisation et a plaidé pour la dignité et l’émancipation des peuples colonisés. Ses travaux, notamment dans le « Discours sur le Colonialisme », illustrent les luttes identitaires et la nécessité de changement social.
Ces auteurs apportent une profondeur supplémentaire à la discussion sur les luttes des peuples antillais et leur quête d’autonomie. Nous devrions nous en inspirer pour mieux penser le monde de demain.
Deux questions s’imposent si nous voulons réellement casser cette mentalité de monopole et de rente à vie réservés à une minorité :
Quand serons-nous capables de sortir de l’ambiguïté d’une double Assemblée ?
Quand serons-nous enfin disposés à réfléchir sérieusement sur une loi organique pour définir les canons de l’Autonomie de la Guadeloupe ?
Aujourd’hui, nous devons de toute urgence sortir de l’improvisation. La Vie Chère est la conséquence d’une réalité post-esclavagiste qui perdure. Il s’agit d’attaquer le mal à sa racine, pour cela le système empirique en place est obsolète. Il n’y aura pas de modification concrète et durable en ce sens si un Statut Autonome de fait ne s’y établit pas dans les deux ou trois ans qui viennent.
Mettons-nous au travail !
À bon entendeur, salut !
Article de Bernard N’Dendelé Leclaire
Grand-Bourg, le 29 Octobre 2024