« Des petits juges » ballotés au gré de l’Histoire
— par Roland Sabra —
un ouvrage de Caroline Oudin-Bastide.
Caroline Oudin-Bastide est historienne, spécialiste de l’histoire de l’esclavage aux Antilles françaises. Après avoir publié en 2005 « Travail, capitalisme et société esclavagiste », elle nous livre aujourd’hui, en un peu moins de deux cents pages une étude sur l’affaire Spoutourne qui défraya la chronique martiniquaise entre 1831 et 1834. Elle montre combien les colons martiniquais, dont l’opportunisme politique les conduisit à se « faire anglais » ou français selon le moment afin de préserver au plus près de ses origines le système esclavagiste, ont été incapables de prévenir et d’anticiper sur les mouvements de fonds qui allaient conduire à l’effondrement de l’exploitation servile. Pour échapper à l’abolition le refuge dans le giron anglais n’aura fait que retarder, trop longtemps certes, l’inéluctable. L’abolition de la Traite avant celle de l’esclavage était annonciatrice de la fin. Les engagements de la France, vaincue à Waterloo, auprès des autres puissances européennes, l’ont contrainte dans un premier temps à tenter de reprendre en main la justice coloniale, jusqu’alors totalement sous la coupe des colons. Un des moyens utilisés a été l’envoi aux colonies de jeunes magistrats sur lesquels la métropole a eu l’espoir de s ‘appuyer pour mettre en application l’ordonnance du 28 septembre1828, qui visait à accroitre un tant soit peu l’autonomie des magistrats vis à vis de la caste béké. Le livre décrit comment celle-ci tentait dans un premier temps de circonvenir les nouveaux arrivants, de les convertir aux « vertus » du sytème esclavagiste, et malheur à ceux qui qui ne se laissaient pas embrigader. C’est le destin du juge de paix Alexandre Belletête, juge de paix du canton de la Trinité qui refusa d’absoudre les crimes du géreur Vermeil commis sur des esclaves de l’habitation Spoutourne. Le livre de Caroline Oudin-Bastide montre la complexité d’une situation caractérisée par une fin de règne, dans laquelle les oppositions d’intérêts entre les libres de couleur, les colons blancs, la petite magistrature, par forcément militante anti-esclavagiste mais relativement désintéressée par le maintien d’un système dans lequel elle n’avait guère de place, guère d’espoir de reconnaissance, les abolitionnistes convaincus, où le positionnement des individus relève tout autant d’une stratégie de l’acteur que d’un déterminisme économique et social. Néanmoins, on a bien le sentiment à la lecture, documentée, de l’ouvrage d’un combat d’arrière-garde, profondément réactionnaire, au sens fort du terme de la part des colons martiniquais, leur protectionnisme a été uniquement défensif, incapables qu’ils ont été d’anticiper, de prendre une initiative qui aurait permis un développement autre de la Martinique. Cette myopie politique était la fille de l’opportunisme qui les fit plusieurs fois choisir l’Angleterre contre la France. Elle signe leur absence de sentiment national quand des intérêts purement égoïstes sont en jeu. Il serait bien naïf de ne pas en tirer des enseignements pour aujourd’hui et pour demain.
L’engagement des « petits juges » de l’époque, Belletête ne fut pas le seul, en faveur des libres de couleur hypothéqua lourdement leur carrière professionnelle. La métropole après avoir plus ou moins instrumentalisé, les « bons sentiments » qui les animaient, s’en débarrassa en douceur. Et « poul épi diri » aux élections de 1849, les Bissette, Pecoul, Perrinon, furent élus contre Scheoelcher, qui ne garda son siège qu’en Guadeloupe. Bissette avait accueilli un an plus tôt à bras ouverts Pierre Desalles, qui en tant que conseiller à la cour royale avait voté sa condamnation à mort en 1824. Sa mandature fut marquée d’un engagement à la droite de l’Assemblée auprès des conservateurs et contre les démocrates schoelchéristes.
Fort-de-France le 17/05/08
Roland Sabra
Des nègres et des juges
« La scandaleuse affaire Spoutourne » (1831-1834)
de Caroline Oudin-Bastide
aux éditions Complexes
ISBN : 978-2-8048-0148-9
N.B. Caroline Oudin-Bastide est co-auteur avec Philippe Labrune d’un documentaire sur l’Affaire Spoutourne pour Arte « Espoir, vertu d’esclave »