Des mensonges d’Etat

— Par SERGE HEFEZ psychiatre, psychanalyste. —

Dans cette immense révolution des valeurs que représente le passage à nos sociétés individualisées, notre référent ultime n’est-il pas l’Individu tout-puissant, contenant en lui-même l’humanité entière, incarnation de l’autonomie absolue ? Ne nous étonnons donc pas de voir fleurir ces dernières années toutes ces personnalités de droite comme de gauche doper le règne de l’individualisme, le culte de l’ego, le sentiment d’impunité, la fascination pour la puissance et l’argent. Elles savent utiliser leur mandat pour le convertir en jubilé ininterrompu, en ivresse d’elles-mêmes, en carburant pour mieux désirer et être désirées. Elles sont loin d’être les plus nombreuses, mais leur pouvoir de séduction n’en finit pas de nous ensorceler. Il suffit, pour qu’elles s’épanouissent, qu’aucune autorité ne vienne les limiter et les border.

Leur désir tient lieu de vérité, la cour des courtisans et des communicants qui les entoure galvanise leur toute-puissance, et l’exercice du pouvoir devient l’épreuve exquise de la tentation. La plupart du temps clivées entre la figure idéalisée et irréprochable à laquelle elles rêvent de s’identifier, et une autre partition raturée d’une multitude de mensonges, de bassesses et de faux-semblants, elles dépensent une énergie considérable à rassembler les morceaux d’elles-mêmes en un tout cohérent.

Le mensonge, chacun le sait, se nourrit indéfiniment d’autres mensonges qui viendront confirmer le personnage né de la tromperie originelle. Cette «spirale du mensonge», Jérôme Cahuzac s’en est fait le héraut. Accordons-lui les affres de la «lutte intérieure taraudante» issue du clivage entre l’homme d’Etat talentueux et brillant, et l’individu jouissant du magot dissimulé dans ses coffres suisses. Mais surtout, écoutons-le lorsqu’il déclare sur son blog : «Penser que je pourrais éviter d’affronter un passé que je voulais considérer comme révolu était une faute inqualifiable. J’affronterai désormais cette réalité en toute transparence.» Il voulait ! Merveille du déni et de la toute-puissance de la pensée ! Je ne voulais pas que ce passé existât, donc il n’existe pas. On va même s’arranger psychiquement pour faire «comme si» il n’existait pas. On pourra alors tenter d’organiser son éradication dans la réalité. De quoi troubler tous les menteurs que nous sommes, nous qui affrontons au quotidien le dur labeur de la vérité. De quoi comprendre aussi pourquoi les menteurs sont toujours entourés de complices innocents : rien n’est plus contagieux que le déni, et la conviction qu’il génère. Aujourd’hui, Cahuzac découvre la «réalité» qui n’est en rien calquée sur sa vérité intérieure ou sur sa volonté.

Pour mieux saisir la sidération qui nous transperce au spectacle d’une telle conviction dans le mensonge, penchons-nous un moment sur l’enfant que nous avons été. Cet enfant a 5 ans. Il a piqué le pot de Nutella dans le placard de la cuisine et l’a planqué dans son tiroir à chaussettes. Lorsque son père découvre le forfait après avoir cherché dans tous les recoins, et demandé dix fois s’il savait où était ce maudit bocal, l’enfant le regarde droit dans les yeux et répète obstinément : «C’est pas moi qui l’ai pris, c’est pas moi qui l’ai mis là.» «Jure-le», exhorte le papa à bout d’arguments. «Je le jure», lui répond-il sans ciller. Cet enfant fait douloureusement l’apprentissage de ce que nous avons tous vécu, emportés par nos rêves de puissance. Nous avons risqué cette pensée magique qui pourrait nous rendre plus forts que nos géniteurs, plus forts que le monde, plus forts que la vérité. Puisque nous désirons tellement ne pas avoir volé ce pot de pâte à tartiner, nous espérons follement que la toute-puissance de notre pensée suffira à revenir en arrière, et à effacer notre forfait. Et surtout nous permettra de continuer à être l’enfant merveilleux de nos parents.

Si rien ne vient limiter cette toute-puissance, si aucune autorité ne se rend plus désirable, parce que plus protectrice, au sens où elle peut calmer les débordements du bon plaisir, la pensée magique pourra s’épanouir à son aise, et l’escalade des prises de risque, pour vérifier l’impunité de notre Vérité, deviendra notre destin. Au passage nous n’aurons pas compris la magie de la confiance, celle que l’on vous porte, celle que nous portons aux autres, celle que nous nous attribuons. Plus tard d’autres tentations se présenteront, d’autres écartèlements entre principe de plaisir et principe de réalité, d’autres clivages entre l’image interne d’un enfant idéalement obéissant, apprécié de son entourage et les charmes d’une jouissance jamais tout à fait assouvie. Nous mentirons, bien sûr, c’est notre condition pour pouvoir penser, et parfois rêver, mais nous chercherons à préserver ce capital inestimable de la confiance, à rassembler le bon et le mauvais garçon en une personne à peu près unifiée.

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10 avril 2013 à 19:06