— Par Héloïse, pour Culture Égalité —
Comment des hommes en viennent-ils à s’engager contre le patriarcat ? Que peut faire un homme, dans sa vie quotidienne, pour participer à la lutte féministe ?
Un combat paradoxal
Cet engagement paraît d’abord improbable, car contraire à leurs intérêts. Les hommes tirent des avantages matériels et symboliques du patriarcat : une vie plus libre, agréable et intéressante, un sentiment de puissance et de supériorité, un accès plus important au pouvoir, aux loisirs, aux richesses, à la parole, à l’espace public. L’égalité est une menace pour l’identité masculine. Comme l’expliquent Francis Dupuis-Déri et Victoire Tuaillon, « on ne peut pas être un vrai homme dans un rapport égalitaire avec une femme », « parce qu’être un homme, c’est d’abord dominer ». De plus, s’impliquer dans une lutte perçue comme féminine, c’est prendre le risque d’être assimilé aux femmes, donc d’être méprisé. Le terme créole « makoumè », qui vient de « ma commère » (marraine, amie), illustre bien ce rejet du féminin : il est utilisé pour se moquer des hommes non virils, efféminés ou homosexuels.
Pourtant, quelques rares hommes s’engagent aux côtés des militantes féministes. Aujourd’hui, ils représentent 15% des membres des associations féministes mixtes. Certains d’entre eux sont motivés par un désir de justice et un sentiment de solidarité envers les femmes : ils ont parfois été témoins d’une injustice sexiste qui les a révoltés. D’autres affirment que ce mouvement serait bénéfique pour les hommes aussi : il leur permettrait de découvrir les bienfaits des relations égalitaires, d’exprimer leurs émotions, de se libérer des souffrances et des contraintes liées à la virilité.
Or, la présence des hommes provoque débats et tensions au sein du mouvement féministe. Quel peut être le rôle des militants hommes dans une lutte qui vise l’émancipation des femmes ?
La non–mixité comme source d’émancipation : « ne nous libérez pas, on s’en
charge »
Comme le montre Alban Jacquemart, la participation des hommes a fortement évolué au fil du temps. Dans les années 1870, lorsque le féminisme français se constitue en mouvement organisé, les féministes ne peuvent pas se passer d’un soutien masculin. En effet, les femmes, exclues de la scène politique, n’ont pas le droit d’exercer les professions prestigieuses, n’ont pas d’autonomie financière et n’ont quasiment pas accès à la parole publique. Elles obtiennent l’appui d’une petite minorité d’hommes célèbres, riches et éclairés, comme Victor Hugo et surtout le journaliste Léon Richer, que Simone de Beauvoir considère comme le « véritable fondateur du féminisme ».
Cependant, dès les années 1880, des militantes féministes critiquent la place dominante des hommes dans le mouvement. Pour mettre fin à l’hégémonie masculine, certaines associations réservent les postes de direction aux femmes, tandis que d’autres sont exclusivement féminines, comme le Conseil national des femmes françaises, créé en 1901. La non-mixité permet aux femmes de contrôler leur propre lutte et de prouver qu’elles ont les mêmes compétences politiques que les hommes.
Au fur et à mesure qu’elles font la conquête de leurs droits, les femmes s’autonomisent et le soutien des hommes leur paraît de moins en moins incontournable. Les militantes font appel à une mobilisation avant tout féminine, comme en témoignent les noms des associations. En 1944, l’Union des Femmes de Martinique annonce la tenue de sa réunion fondatrice dans le journal Justice en concluant par cet appel : « Jeunes filles et femmes de la Martinique, venez en grand nombre ! » En 1945, Paulette Nardal crée le Rassemblement féminin, une association qui encourage les Martiniquaises à faire usage du droit de vote.
En 1970, à l’université de Vincennes, des militantes féministes lassées du sexisme de leurs camarades de Mai 68 fondent le Mouvement de libération des femmes (MLF), qui revendique la non-mixité comme une pratique émancipatrice. Elles se réfèrent au mouvement noir étatsunien, qui exclut les personnes blanches de certains rassemblements ou de certains collectifs comme le Black Panther Party : « nous avons pris conscience qu’à l’exemple de tous les groupes opprimés, c’était à nous de prendre en charge notre propre libération ». Les groupes de parole et les assemblées générales du MLF sont donc réservés aux femmes.
La Coordination des femmes noires revendique une autre forme de non-mixité, fondée sur une identité féminine et noire. Créée en 1976 par des femmes antillaises, africaines et afro-américaines immigrées en France, elle est présidée par Awa Thiam, autrice de La Parole aux négresses. Ses militantes mettent en avant la spécificité de l’oppression vécue par les femmes noires. Elles dénoncent par exemple les stérilisations forcées pratiquées sur les femmes antillaises et afro-américaines, et la relégation des femmes noires aux emplois subalternes comme celui de domestique.
La non-mixité permet aux femmes d’échapper temporairement à la domination masculine, de prendre conscience d’une oppression commune, de s’exprimer librement, de se sentir en sécurité, de définir par elles-mêmes les objectifs et les modalités de leur combat, de créer une sororité, de prendre confiance en elles et de développer leur autonomie.
Les modalités d’un engagement masculin contre le patriarcat
La pratique de la non-mixité n’a jamais fait disparaître la mixité des luttes féministes. Par exemple, en 1973-1974, des médecins hommes participent à la campagne pour l’avortement libre et gratuit. De nombreuses associations, actions et mobilisations féministes sont ouvertes aux hommes, car l’abolition du patriarcat ne se fera pas sans eux. En Martinique, l’association Culture Egalité, fondée en 2013, est non-mixte, mais elle organise régulièrement des événements dont le public est mixte, comme des projections de films, des marches théâtralisées, des conférences et des expositions. Lorsqu’ils participent à une mobilisation féministe, les hommes doivent être vigilants pour ne pas reproduire la domination masculine : ne pas se mettre en avant, ne pas donner d’ordres, apprendre à moins parler et décentrer son point de vue.
Au-delà des cercles militants, un homme désireux de combattre le patriarcat doit appliquer les idées féministes à sa vie quotidienne : reconnaître l’importance des luttes féministes, s’informer par soi-même sur le patriarcat, écouter la parole des femmes, s’intéresser aux expériences féminines et aux œuvres réalisées par des femmes, faire sa part du travail domestique et parental sans en attendre une gloire quelconque, partager la charge contraceptive, encourager ses filles à s’affirmer, éduquer ses fils pour qu’ils considèrent les femmes comme des égales, briser la solidarité masculine, par exemple en refusant de soutenir un agresseur et de participer aux blagues sexistes. Comme l’écrit John Stoltenberg, il s’agit d’« aimer la justice plus que la masculinité ». Un positionnement courageux, qui demeure encore très rare.
Héloïse pour CE
Cet article est la synthèse d’un texte plus long, publié sur le site de l’association féministe martiniquaise Culture Egalité : « Les hommes peuvent-ils être les alliés du mouvement féministe ? »