— Par Roland Sabra —
« La théâtralité, c’est le théâtre moins le texte ». On connaît la formule, approximative et qui dans ce raccourci déforme la pensée de son auteur plus attaché qu’il n’y paraît à l’équilibre entre scène, texte et présence du spectateur. Qu’un de ces trois pôles disparaisse, s’effondre ou simplement faiblisse et il n’y a plus de représentation théâtrale. C’est qui est arrivé à « Des doutes et des errances » la pièce de Gerty Dambury, mise en scène par Jalil Leclaire et présentée au public martiniquais le 07/11/2015.
Peu après la grande grève de 2009 en Guadeloupe Gerty Dambury écrit une pièce de théâtre « Les Atlantiques amers » dans laquelle sept personnages échangent, s’interrogent s’affrontent, de part et d’autre de l’océan, à propos de ce mouvement qui dans son antienne « « La Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup a pa ta yo, yo péké fè sa yo vlé an péyi an nou » pose clairement faute de pouvoir y répondre la question de l’identité. Qui est ce « nou » ? et par conséquence qui est ce « yo » Quelles en sont les composantes ? Dans quel camp sont les Békés ou leurs descendants ? Et les « métros » ? Faut-il tenir compte de la durée de leur installation ? Et ceux péjorativement dénommés « négropolitains » ou « nègxagonaux » ou que l’on désigne d’un autre terme plus neutre celui-ci de diaspora ? A quel titre sont-ils encore et toujours guadeloupéens -ou martiniquais- celles et ceux qui ne viennent « au pays » que pour les vacances, une année sur deux si ce n’est moins ? Droit du sol ou droit du sang ? Universalisme désincarné ou particularisme culturel ayant valeur assignatoire ? L’exil est encore plus difficile, plus douloureux quand le pays bouillonne, quand il se transforme sans vous. L’exclusion vécue dans le pays d’accueil est redoublée d’un syndrome d’abandon. Le pays quitté s’évanouit, le pays rêvé, bercé par l’illusion d’un retour, disparaît.
A ce questionnement foisonnant vient se superposer une mise en abîme, celle d’un discours du théâtre sur le théâtre, du théâtre dans le théâtre, constitutif d’une sorte de « métathéâtre ». En effet sur les sept comédiens requis pour « Les Atlantiques amers » ne sont présents à la répétition que Suzanne, Lucie et Jo, trois amis de longue date, comédiens et auteur/metteurs en scène, vivant à Paris. Pourquoi les absents ont-ils déserté ? Qu’en est-il de la représentation théâtrale? Et même du théâtre ? L’œuvre théâtrale peut-elle exister en dehors d’une représentation ? Penser qu’un texte de théâtre, même s’il peut être lu, ou « mis en espace », puisse exister sans être joué n’est-ce pas croire à la possibilité d’un spectacle sans spectateurs ?
Les trois pôles du triptyque, scène texte et spectateurs sont eux aussi soumis à une loi interne d’équilibre. Il ne peut y avoir accaparement de la représentation par le metteur-en-scène, l’acteur ou le scénographe. La loi de l’équilibre nécessaire s’impose aussi lors de l’attribution des rôles principaux et et des rôles secondaires. Ces derniers ne sont-ils que les faire-valoir des premiers ? L’ensemble de ces questions est abordé dans « Des Doutes et des errances ». De façon brouillonne ! Cela tient sans doute à la confusion des registres, à l’impossibilité pour Gerty Dambury de concilier, son rôle d’auteur, son rôle de comédienne qui joue le rôle d’un auteur-acteur-metteur-en-scène d’une pièce dans la pièce ! Du coup on ne peut que se poser la question de ce qu’il en a été de l’apport de l’acteur/metteur en scène « officiel » Jalil Leclaire dont c’était le premier opus du genre !
Tout l’intérêt du propos tombe à l’eau du fait d’un parti-pris qui met l’accent sur un plaisir auto-centré et une forme d’artificialité nombriliste mettant hors-jeu le spectateur. Car enfin si la théâtralité est ce qui d’un texte est écrit et représenté pour un public cela suppose une dimension de séduction des spectateurs. A vouloir asséner des vérités militantes, sociales, culturelles et politiques Gerty Dambury, à son insu sans doute, se range du côté des maîtres du discours, ceux-là mêmes qui de Platon à Saint-Augustin en passant par Aristote bannissaient hors de la cité idéale ou divine le théâtre et ses comédiens, ces « séducteurs pervers ». La séduction, dans la langue est ce qui ne passe pas par la raison, ni par le sens mais qui se donne, par ce qui s’offre par la voix, par le corps, par la voix du corps.
Jamais le microcosme de la troupe de théâtre, réduite à trois personnages ne parvient à restituer symboliquement les tensions et les passions, qui traversent le macrocosme social. Gerty Dambury laisse le spectateur sur le bord du chemin, incapable de représenter le monde du théâtre comme une alternative poétique en résistance au modèle social et politique dominant. L’absence de différenciation entre les registres de langue qui devraient identifier clairement les mots du texte « Les Atlantiques amers » et ceux du texte « Des Doutes et des errances » contraint la mise en scène au recours de l’artifice d’un éclair et d’un bruit d’orage pour souligner le passage d’un texte à l’autre. C’est dire! Ce qui se dit et ce qui se joue sur scène, le monde fictif du plateau, ne communique jamais avec le monde réel de la salle, alors même que ce qui est montré concerne au plus au haut point le spectateur, tout simplement parce qu’une pièce de théâtre n’est pas un drame-à-lire car il est vrai qu’ « « Il n’y a pas de grand théâtre sans théâtralité dévorante » et que chez les plus grands « le texte écrit est d’avance emporté par l’extériorité des corps, des objets, des situations. » ( Roland Barthes).
Fort-de-France, le 08/11/2015
R.S.
Des doutes et des errances
Une pièce de Gerty Dambury
Mise en scène : Jalil Leclaire
Assistante : Leïla Goutorbe
Avec : Gerty Dambury, Martine Maximin & Jalil Leclaire
Lumière : Jean-Pierre Népost
Son : Jacques Cassard
Plasticien : Benoît Mallon
Production : La Fabrique Insomniaque
Avec le soutien de : Anis gras, le lieu & l’autre, Ministère de la Culture, DAC Guadeloupe, Ministère des Outre-mer, RAVIV, Réseau des arts vivants
© crédit photo : Émir Srkalovic