— Par Nicolas Dutent —
Philosophe inclassable, Jacques Derrida est décédé il y a dix ans. Ce théoricien de la déconstruction lègue à ses contemporains une œuvre multiple et paradoxale qui défiera longtemps les commentateurs.
« L’exemplarité de Derrida reviendra comme celle de Socrate depuis l’annonce et comme la hantise de son retour, comme l’annonce et l’épreuve nietzschéenne de ce fait qu’il n’y a que du retour. C’est aussi ce que n’aura cessé de dire et ne cessera de répéter la déconstruction. Comme ce père mort qu’il interrogea dans ses innombrables textes hantés par Freud, le fantôme va revenir de celui qui a tellement parlé du fantôme et de son immanquable retour : nous entrons dans le revenir de Jacques Derrida ». Il y a dix ans, déjà, le philosophe Bernard Stiegler anticipait, dans un numéro de Rue Descartes (PUF), l’irrésistible attraction que son directeur de thèse allait opérer sur la modernité.
La partie n’était pas gagnée d’avance⋅ C’est peu dire que les relations de Jacques Derrida avec le milieu universitaire furent passionnées, ambivalentes, tumultueuses même⋅ Cet enfant de l’exil, juif des faubourgs d’Alger qui vécut comme un « tremblement de terre » son exclusion de l’école par le régime de Vichy, déclara d’ailleurs dans nos pages, au seuil de la mort : « Je n’ai jamais fait de longs séjours aux États-Unis, le plus clair de mon temps ne se passe pas là-bas⋅ Cela dit, la réception de mon travail y a été effectivement plus généreuse, plus attentive, j’y ai rencontré moins de censure, de barrages, de conflits qu’en France. »
Agrégé, normalien passé par la case « Louis le Grand », il ne taira pas sa déchirure d’avoir été un « mal-aimé » de l’université française. Après un passage furtif à la Sorbonne, il enseigne à l’Ecole Normale Supérieure mais sa candidature au Collège de France échoue, malgré le soutien amical de Pierre Bourdieu. Une main sera tendue par l’interdisciplinaire Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Outre-Atlantique en revanche, on lui tend les bras : Yale, Corneil, Irvine… la prestigieuse université de Cambridge le consacre même docteur honoris causa au printemps 1992.
Derrida est aujourd’hui le philosophe français le plus traduit dans le monde. Plusieurs décennies auront été nécessaires pour vaincre les résistances et l’aveuglement de ses pairs. Violente, souvent injuste, la frilosité de ses contemporains – quand elle ne vire pas à la défiance – tient indéniablement à la manière dont ce philosophe iconoclaste, hermétique aux postures totalisantes, proposait de questionner les textes, même majeurs, sous un jour radicalement nouveau.
« La fonction principale de l’enseignement de la philosophie est de permettre aux gens de devenir conscients, de savoir dans quel type de discours ils sont engagés » affirmait-il, en 1981, dans un entretien réalisé par Richard Kearney dans « Derrida, l’événement déconstruction », excellente publication de la revue sartrienne Les Temps modernes. Mais, ajoutait-il, « il n’y a aucun système d’enseignement ou de transmission de la connaissance qui puisse garder sa cohérence ou son intégrité sans, à un moment ou un autre, s’interroger philosophiquement, c’est-à-dire sans reconnaître ses prémisses sous-textuelles ».
Si le temps à fait son œuvre, les contresens touchant au continent Derrira n’ont pas manqué de fleurir. Ses détracteurs ont ainsi cru déceler chez lui une entreprise de destruction. Ses continuateurs, nombreux, explorent un territoire sans frontières fixes, à la recherche du sinueux, du refoulé, de l’opacité, de l’inaperçu que recouvrent les écrits. Loin de détruire, Derrida veut en effet « coller » les textes au plus près. Pour mieux en définir l’épaisseur ? Il fuyait assurément l’évidence, c’est là son crime. N’est ce pas cette infraction, au fond, qui irrite autant qu’elle fascine ?
L’insistance avec laquelle il expliquait, pour caractériser la déconstruction, qu’« un texte n’est un texte que s’il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte est d’ailleurs toujours imperceptible » sonne comme une transgression, insupportable aux yeux des défenseurs hardis des traditions logiques et analytiques. Les discours absolument clairs et certains, les systèmes inébranlables, les lois immuables… se retrouvent cloués au pilori.
Derrida ose même ériger ce « non-lieu » à partir duquel il souhaite questionner la philosophie comme un principe vital : « chaque culture, et chaque société, a besoin d’une critique extérieure ou de déconstruction comme une part essentielle de son développement » plaidait-il, soucieux d’apporter « une réponse positive à une altérité qui nécessairement l’appelle, le somme ou l’encourage »…
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