— Par Selim Lander —
Ouverture du festival des Petites Formes avec cette pièce d’un auteur renommé, Daniel Keene, interprétée par une comédienne aguerrie, la guadeloupo-sénégalaise Nathalie Vairac et mise en scène par Hassane Kassi Kouyaté. On ne regrettera pas sa soirée malgré les réticences qu’on pouvait avoir au départ et qui ne se sont pas totalement dissipées au cours du spectacle. Car l’auteur, australien, relève a priori d’un univers bien éloigné de celui des enfants soldats africains. Nous avons essayé de savoir quels étaient ses rapports éventuels avec l’Afrique, sans obtenir de réponse. Si ces pièces ont été jouées un peu partout dans le monde, il n’est pas clair qu’il ait eu un contact direct avec le « Continent », a fortiori avec des enfants soldats. Or ce thème a déjà été traité, avec quel brio !, par la franco-camerounaise Léonora Miano (Les Aubes écarlates) et avec quelle sincérité par Serge Amisi, né en 1986, qui a publié un extraordinaire témoignage[i] de sa vie d’enfant soldat entre 1997 et 2001, d’abord dans les troupes rwandaises du rebelle Kabila, puis, après la victoire de ce dernier contre Mobutu, dans l’armée régulière de la RDC, soit pendant les deux guerres dites du Congo (1996-1997 et 1998-2002). Témoignage dont Arnaud Churin a tiré une pièce, L’Enfant de demain, dans laquelle S. Amisi intervient en personne à côté d’un « vrai » comédien, blanc celui-ci[ii].
Nous voici donc confronté à une œuvre d’imagination pure, pour autant que nous le sachions, d’un auteur australien qui a choisi de se mettre dans la peau d’un enfant soldat africain et, « pire », qui a accepté à la demande de la comédienne de changer le sexe de son personnage et de le faire passer du masculin au féminin. Beaucoup de handicaps, donc, mais un véritable écrivain n’en a cure, dira-t-on. Ce qui le caractérise, en effet, n’est-ce pas la capacité « d’entrer dans la peau » de personnages qui n’ont rien à voir avec sa propre personne, laquelle passe peut être le plus clair de son temps penché sur le clavier d’un ordinateur[iii] ? À preuve Balzac et tous les « vrais » romanciers, ceux qui ne se satisfont pas – à l’envers d’une mode funeste – de contempler leur nombril.
Daniel Keene n’insiste pas sur les récits de guerre. Son personnage a quitté les combats, s’est réfugiée dans un pays voisin de la zone de conflit qui lui a accordé un permis de séjour. Elle s’est construit un abri dans un bidonville sans que l’on sache bien à quoi elle passe son temps en dehors de ressasser des souvenirs – sa mère dont elle n’a pas de nouvelle, son frère enrôlé avant elle par les guérilleros – et de tenter de se retrouver elle-même. Parmi les temps forts du texte, on relèvera celui où la jeune femme qui s’exprime sur le plateau évoque la présence de son ombre, la petite fille de neuf ans qu’elle était avant d’être enlevée, ou lorsqu’elle sort d’une boite une poupée grossièrement fabriquée qui représente pour elle sa maman, ou encore lorsqu’elle raconte le retour vers le village de son enfance, qui a été rayé de la carte. Un tel degré d’intensité ne se maintient pas tout au long du récit qui paraît alors plus artificiel (« je suis un ange qui prend la forme d’un oiseau qui prend la forme d’une femme »), moins surprenant et l’attention décroche un peu.
Le décor se réduit à quelques cageots, un matelas posé sur des caisses, un bâton d’encens et une bougie, un pot de fleur, une chaise. La lumière (de Jean-Pierre Népost) se fait discrète, elle suit la comédienne sans jamais l’écraser. Et puis il y a la musique, choisie par l’auteur, contrepoint au texte, des morceaux envoutants (de la pop aux spirituals), très bien restitués par le matériel sonore mis en place sous le chapiteau de Tropiques Atrium.
La mise en scène est sobre – comment pourrait-il en aller autrement avec un texte pareil ? –, ne cherchant pas l’effet sauf une seule fois, d’autant plus frappante, lorsque la comédienne, penchée vers le public, jambes et bras écartés, mime le cri de la mère à laquelle on enlève son enfant. Mais garde-t-elle cette attitude un peu trop longtemps ? Là encore, on finit par sentir l’artifice.
Dernier Rivage est une création du festival des Petites Formes. C’est toujours émouvant d’observer une première. Nathalie Vayrac, qui se dit habitée par ce texte, n’a eu que très peu de temps pour répéter avec son metteur en scène, le texte accroche parfois : rien de tel pour faire sentir aux spectateurs la mise en danger que constitue le fait de se présenter sur une scène de théâtre, seule, avec un texte à défendre.
[i]Souvenez-vous de moi, l’enfant de demain, éd. Vents d’Ailleurs.
[ii] Avignon 2014 19
[iii] Tant que nous y sommes, nous invitons nos lecteurs à se rendre soit au Centre culturel du Robert le 1er février à 19h, soit au CDST à Saint-Pierre le 2 février à la même heure où ils pourront juger si un professeur d’université peut imaginer (et camper) un clochard crédible (titre de la pièce : Le Déparleur).