— Par Yves-Léopold Monthieux —
Alors que les résultats de l’assimilation sont dévorés à pleine dents dans un consensus à peine écorné, un soin jaloux est apporté à effacer son symbole, le département, comme pour faire juste un écart à la phrase de Musset : « peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ». En l’occurrence il s’agissait carrément de jeter le flacon-image, ce qui fut fait après la consultation de 2010 par le remplacement du vocable « département » par « collectivité territoriale ». En effet, dans ce pays où les commémorations et célébrations annuelles se bousculent, c’est toujours avec une gêne non dissimulée qu’est évoquée la date de création du département d’Outre-Mer.
Deux dates de commémoration me reviennent, d’autres ont pu m’échapper. En 1976, le 30ème anniversaire m’avait permis d’assister à un très beau débat public entre le député Victor Sablé, partisan du département et Edouard Delépine qui était encore un leader indépendantiste affûté. Il s’était déroulé à l’Institut Vizioz, l’ancêtre de l’UAG, où les opinions opposées pouvaient encore s’exprimer. Trente ans plus tard, un entretien entre Aimé Césaire et Paul Vergès ne fut possible qu’en visioconférence et diffusé qu’à la Réunion, où il eut fête. Ce dernier voulait « que le 19 mars 1946 soit une date importante dans notre histoire », alors que pour son ainé cette date « était un point de départ pas un point d’arrivée ». Cet échange ne sera jamais repris en Martinique.
Le 75 ème anniversaire qui vient d’avoir lieu a eu droit à l’indifférence habituelle, même si la substitution du département-flacon par le département-ivresse nous laisse dans le même appétit d’assimilation que les départements de Guadeloupe ou de Réunion avec lesquels nous restons toujours en concurrence au moment des affectations budgétaires. Même que nous restituions au pouvoir central certaines compétences déjà décentralisées. Le fonctionnement en mode département de notre collectivité territoriale (CTM) ne dépare pas des conclusions tirées en 2001 dans mon livre Le refus du débat institutionnel. Le débat souhaité était bien la confrontation, aux fins de sanction par référendum entre les autonomistes, les indépendantistes et les départementalistes. Clairement, comme en Nouvelle-Calédonie. Il n’eut jamais lieu. Le refus de cet exercice démocratique s’exprima dans l’organisation de simulacres de consultations populaires qui n’ont fait que confirmer la gourmandise assimilationniste largement partagée par les partis politiques martiniquais. Les autonomistes s’arrêtèrent en 2003 au non-moratoire-à-l’évolution-statutaire, et en 2010, au toujours non-moratoire-à-l’article-74. Tandis que dans ces débats où la revendication indépendantiste s’était tue, une minorité se prononça, pour l’histoire, en faveur de ce début d’autonomie. Avec la CTM, seule l’image-département a été supprimée, le système départemental règne.
Je soumets à la rédaction les deux extraits de mon livre sous forme de deux articles : (I) Le département peut tout, même décider sa propre mort ; (II) L’économie, talon d’Achille des départements d’outre-mer.
Fort-de-France, le 23 mars 2021
Yves-Léopold Monthieux
I – Le département peut tout, même décider de sa propre mort
Le département est une institution en perpétuelle évolution. L’une des leçons à retenir de la Loi d’orientation des départements d’Outre-Mer (LOOM), c’est que par l’importance, la variété et la gravité des dispositions qu’elle contient, le législateur a apporté sans le vouloir la preuve par neuf des immenses possibilités qu’offre ce statut dans la gestion des territoires concernés. Venant des lois Pons et Perben, en matière économique, la loi d’orientation va jusqu’à donner aux domiens la possibilité de renoncer, s’ils le désirent, au cadre départemental lui-même. Et d’en choisir un autre. C’est ainsi que l’on peut dire que le département peut tout, même décider sa propre mort.
De sa naissance à ce jour, l’évolution du département d’Outre-Mer, ainsi que les résultats obtenus, porte la marque d’une grande capacité d’évolution, de flexibilité et d’adaptation aux situations nouvelles, et apporte la preuve d’une efficacité incontestable de son aptitude à permettre des améliorations nécessaires aux conditions de vie des hommes et des femmes vivant dans les vieilles colonies. Il suffit en comparaison de jeter un œil sur nos voisins qui ont été colonisés comme nous et devenus indépendants.
Qui pouvait penser qu’il serait facile de transposer les règles de l’administration française dans des départements situés à des milliers de kilomètres de la métropole sans se heurter à diverses difficultés inhérentes à l’insularité, au climat, à l’histoire, à la composition ethnique des ex-colonies ainsi qu’aux circonstances de l’après-guerre ? Et pourtant, est-il besoin de mesurer le chemin parcouru en cinquante-six ans ? De rappeler les améliorations obtenues en matière de santé publique, de scolarité et de conditions de vie en matière de liberté, pour ne citer que ces domaines ? Il ne paraît pas utile d’énoncer ici ces progrès que personne ne conteste sérieusement. Ces progrès sont à ce point estimables et précieux qu’on a fait des acquis sociaux un socle inattaquable en cas de changement statutaire. Bref, de tout ce que nous avons reçu du département, il n’y aurait rien à rejeter par les autonomistes. On envisagerait un changement de statut, mais pas de société, et pas pour rejeter ce qui existe, mais pour lui agréger des bienfaits nouveaux.
Il est un aspect du département qui mérite de retenir l’attention alors qu’il figure rarement dans les études menées sur le fonctionnement de cette institution en Outre-Mer. Contrairement aux idées reçues, les départements ont apporté la preuve à intégrer toutes les étapes de l’évolution de la société et à faire face à tous les besoins d’adaptation aux particularismes spécifiques de nos territoires et de nos populations. S’agissant des hommes, retenons simplement que la manière de gérer les populations du fleuve guyanais n’a rien à voir avec celles de la Moselle et de la Bretagne. Le statut départemental n’a jamais rendu impossible la prise en compte des minorités et de leurs particularismes. Que les mesures puissent susciter ici ou là des insatisfactions relève davantage de choix politiques, toujours discutables, que la possibilité de les appliquer dans le cadre départemental.
De 1946 à nos jours, le département a connu un fonctionnement en permanente évolution. Certainement pas d’un pas aussi rapide et régulier que les départements de l’hexagone, mais à un rythme suffisamment soutenu, même s’il a fallu parfois se battre pour obtenir certaines avancées. Ce processus par étapes est gages de sécurité : Césaire avait repoussé en 1946 toute idée d’accorder des pouvoirs supplémentaires au conseil général de l’époque. Le mot autonomie ne fut utilisé qu’en 1958. A titre personnel je préfère la difficulté qui consiste à défendre un projet auprès d’une administration tatillonne qui pourrait le refuser que la facilité du « presse-bouton ». La politique de « il suffit de demander » n’a, à mon avis, rien de valorisant pour qui se réfère aux sentiments de dignité et de responsabilité. Rien de valorisant pour un départementaliste et encore moins pour un nationaliste.
D’inspiration jacobine, le département d’Outre-Mer a su néanmoins assurer avec succès l’instruction des jeunes Martiniquais et pourvoir la fonction publique, notamment l’éducation nationale, d’effectifs de fonctionnaires locaux capables d’assurer à leur tour la formations de leurs enfants. Dès la fin des années cinquante, les Martiniquais faisaient partie des populations les mieux soignées du globe. Quand le besoin s’est fait sentir de rapprocher les administrés des lieux des prises de décision, la déconcentration a permis au pouvoir central de déléguer une partie de ses compétences au préfet. Est ensuite venue la décentralisation où un volume significatif de pouvoirs jusque-là dévolus à l’administration centrale ou délégués au préfet a été déposé entre les mains des élus locaux, à travers les deux assemblées locales. A cela il convient de préciser qu’à toutes les étapes de l’évolution administrative, les conseils généraux des DOM ont toujours eu des pouvoirs supérieurs à ceux de leurs homologues de métropole.
Quant à la prise en compte de nos spécificités et de nos aspirations culturelles, elle a pu parfaitement se dérouler dans le cadre du département qui a pu intégrer une académie et une université, permis la reconnaissance de la langue créole par l’instauration d’un Capes. Nous venons d’enregistrer la reconnaissance de l’esclavage comme Crime contre l’humanité, après que le 22 mai est devenue la date de l’anniversaire de l’Abolition de l’esclavage ; nul ne peut sérieusement affirmer aujourd’hui que le statut départemental ait été un carcan au développement de la personnalité martiniquaise, ce qui eût été sans doute le cas si au lendemain de 1946 il n’avait pas été encore besoin de se battre. Il est possible d’intégrer les DOM dans le cadre de la loi commune : c’est le principe dérogatoire que l’on n’a pas toujours su utiliser et qu’il conviendrait davantage de mettre en œuvre.
Nous avons vu enfin jusqu’où pouvaient s’étendre les capacités d’adaptation et de flexibilité du département d’Outre-Mer qui, dans la récente loi d’orientation, apporte la démonstration qu’il est toujours en mesure d’apporter le meilleur, en donnant désormais, hélas, l’opportunité de choisir le pire. Mais le choix ne sera le bon que si le peuple y prend part en toute connaissance de cause, c’est-à–dire autrement qu’en participant à ce plébiscite « schizophrène » qu’on lui promet.
(Paru au second semestre 2001 in Le Refus du débat institutionnel – Y-L Monthieux)