Exposition à la médiathèque du Lamentin, Guadeloupe, du 13 au 28 mai 2016.
—Par Scarlett Jesus —
Le contexte artistique :
Ils sont artistes et jeunes. Ils sont passés par une Ecole d’Art, sont bourrés de talent et s’inscrivent, au sein de la jeune génération de plasticiens de Guadeloupe, dans un courant qualifié d’urban pop.
« Ils » ? Ce sont Ronald Cyrille, Samuel Gelas et Denis Ninine, lequel expose pour la première fois à la médiathèque du Lamentin, en ce joli mois de mai, alors que la rue se fait l’écho de revendications sociales. Tous trois vivent résolument dans un présent qu’ils jugent chaotique, rêvant d’un futur qui reste à inventer.
Publié sur le site d’AICA Caraïbe du Sud le 5 mai 2015, Dominique Brebion, depuis la Martinique, écrivait, dans un article intitulé « La Caraïbe à l’heure du digital » : « La création plastique emprunte désormais deux voies inédites, celle du Street art et celle de l’art digital. » Matilde dos Santos ne disait d’ailleurs pas autre chose, deux mois auparavant, lors d’une conférence du CEREAP donnée le 17 mars 2015, même si elle privilégiait les seuls arts de la rue : « Le graffiti et le street art sont les deux versants majeurs d’un art urbain en pleine expansion ».
Notons pour commencer que le street art que l’on voit fleurir en Martinique, de même que le recours au numérique sont souvent le fait d’artistes Guadeloupéens. C’est le cas du graffeur qui signe B. Bird (Ronald Cyrille) et de bien d’autres, ainsi que, concernant le digital, de David Gumbs ou d’Henry Tauliaut qui, bien que vivant en Martinique, sont originaires de la Guadeloupe.
Notons aussi que le street art est en passe de se déplacer de la rue à la galerie, comme nous l’avions vu avec l’exposition de Shuck one à l’habitation Clément en Martinique en octobre 2014 et, plus récemment, avec Steek et Tatane qui exposèrent ensemble à la galerie T§T, fin 2015, en Guadeloupe. D’ailleurs, depuis le mural de Thierry Alet réalisé au musée Saint-John Perse, les graffeurs en Guadeloupe, se sont généralement positionnés comme étant des artistes auxquels les collectivités, les entreprises ou les particuliers pouvaient passer commande. A mille lieues des pixadores.
Un art de la rue remixé.
Les œuvres exposées par Denis Ninine, qu’il s’agisse de dessins, de peintures ou d’installations (appelées parfois « assemblages ») n’ont pas été réalisées sur les murs de la médiathèque et ne se revendiquent pas, d’ailleurs, comme étant du street art. Elles empruntent néanmoins à cette pratique, désormais labélisé Art, nombre de traits. C’est d’abord, sur le plan technique, un tracé « à main levé », rapide et sûr, utilisant le feutre acrylique sur papier Canson pour réaliser des dessins bi-colors, associant un modelage de contours en traits épais avec des surfaces de remplissages, tantôt uniformément noircies, tantôt remplies de petits points sur fond blanc… Le rendu de tels dessins, réalisés pour la plupart en 2014, ne sont pas sans évoquer des images imprimées en noir et blanc, à partir d’une imprimante.
Pour les toiles, plus récentes et de formats pouvant atteindre les 200 x 94 cm comme c’est le cas pour « En phase » privilégiant le format rectangulaire « en porte », l’artiste a fait le choix de couleurs vives, celles-là mêmes qui caractérisent le pop art. Les motifs représentés renvoient à une culture urbaine qu’indiquent, de façon récurrente, les bâtiments et immeubles ainsi que les attitudes et accessoires vestimentaire caractérisant le personnage représenté : un jeune d’une cité, portant tongues, sac à dos et bermudas et arborant montre et bouteille d’alcool. La présence de coulures, de zigzags d’éclairs associés à des explosions et, ailleurs, une prolifération de formes exubérantes, créent une ambiance paroxystique tirant dessins et toiles vers le speed driwing.
Néanmoins, conjointement à cette culture hip-hop liée au street art, au rap et au beatbox, les créations de Denis Ninine évoquent un autre art, que ne citent ni Dominique Brebion ni Mathilde dos Santos (car le considérant certainement comme faisant partie du street art), la bande dessinée.
« ECHO ».
Qu’a voulu dire Denis Ninine en donnant, sans autre commentaire, ce titre à son exposition ?
Un écho, au sens propre, désigne un phénomène acoustique de réflexion sonore. Le nom lui-même porté par Denis Ninine donne à entendre ce type d’écho, avec la triple répétition du « ni ». Au sens figuré, un écho désigne la possibilité pour une quelconque chose de rappeler autre chose. « Echo » pourrait, par exemple, évoquer le film américain de science-fiction du même nom, sorti en 2014, et dans lequel un mystérieux extra terrestre a échoué sur Terre… Mais « Echo » ne pourrait-il tout aussi bien renvoyer au projet de télescope spatial destiné à observer les exoplanètes ?… Ces deux dernières hypothèses nous orienteraient alors vers la science fiction, domaine qu’affectionnent les auteurs de BD… Peut-être aussi, tout simplement, Denis Ninine a-t-il donné ce titre à son exposition pour suggérer que son œuvre se fait l’écho de son temps ?… Ce titre, évocateur à plusieurs niveaux, fonctionne comme une porte ouverte sur l’imaginaire.
Denis Ninive pratique la figuration, dans la lignée de ce Nouveau réalisme représenté par Robert Combas et Hervé di Rosa… dont il se fait également l’écho. S’il leur emprunte un style coloré évoquant aussi bien les dessins d’enfants, la culture des bidons-villes (cf. l’installation « PO4 et Mr Hill ») et la BD, il n’en réussit pas point à créer un univers qui lui est propre. Un univers qui mixe le surréalisme (« Le marché », les architectures délirantes, mais aussi l’omniprésence des montres) ; un art et un imaginaire haïtien et caribéen, le street art et la BD… Dans cet univers au croisement de plusieurs cultures, nombre d’indices font signe pour nous rappeler qu’il s’agit bien des Antilles…
Comme Hergé avec Tintin, Denis Ninine semble avoir trouvé son personnage. Peut-être, finalement, le baptisera-t-il « Eko » ?… Un petit homme bleu un peu extra-terreste, avec une drôle de tête, non pas de chou, mais rectangulaire. Un crâne démesurément allongé, en forme de porte selon son géniteur, rappelant aussi un écran. Et qui couvre, tel un masque, un visage doté d’un unique œil. Cet unique œil que l’on retrouve dans les figures d’Hervé di Rosa, elles-aussi dotées d’une bouche aux lèvres « en bec de canard », qui s’ouvre sur une dentition de cannibale…
Manifestant une vitalité joyeuse, Denis Ninine s’autorise, de fait, toutes les libertés, faisant exploser les frontières qui séparent les genres, le bon et le mauvais goût, l’Art et le bricolage. Dépoussiérant au passage pas mal d’a priori. Pas de doute que la jeune génération se reconnaisse en lui, à travers un art qui fait la part belle au graphisme. Il était grand temps qu’il s’expose.
Scarlett Jesus, membre d’Aica Caraïbe du Sud et du CEREAP
18 mai 2016.
Article publié une première fois sur Aica Caraïbe du Sud Association Internationale des Critiques d’Art
et repris sur Madinin’Art avec l’accord de l’auteure.