Dans un livre référence, le chercheur Denis Cogneau démonte certaines idées reçues sur l’héritage économique de la colonisation française. Il affirme que l’empire constitué en Afrique et en Asie a relativement peu coûté à la France, que les ressources engrangées n’ont que peu profité aux pays colonisés, et que la page de la Françafrique n’est pas totalement refermée. Entretien.
RFI : Pourquoi avez-vous choisi ce titre : « Un empire bon marché » ?
Denis Cogneau : L’empire a été bon marché, déjà, pour le contribuable français métropolitain. Les États coloniaux militaro-policiers construits à la fin du XIXe et au début du XXe siècle en Afrique du Nord, en Afrique subsaharienne et en Indochine étaient très efficaces pour prélever la ressource fiscale, faire fonctionner ces États sans réclamer une subvention ou des transferts très importants de la métropole.
À qui ça a rapporté ?
Ni les capitaux publics ni les capitaux privés n’ont ruisselé vers les colonies. Ces espaces coloniaux étaient pauvres, et au départ assez déconnectés du commerce international. On les a fait rentrer de force dans le marché mondial. Il y a eu des thèses qui affirment au contraire que l’empire colonial a été un fardeau, et que le capitalisme français avait fini par divorcer de ce mariage un peu particulier avec les territoires colonisés. Je ne crois pas que ce soit le cas. Je crois que jusqu’à très tard, jusqu’aux indépendances, le capitalisme français voyait encore des opportunités de profit. À l’issue d’un travail très long de compilation d’archives qui m’a pris à peu près 15 ans, j’ai conclu qu’il y a bien eu des retours de capitaux vers la France métropolitaine. Les gains pour l’économie française ne sont pas gigantesques en moyenne, mais ils sont concentrés sur une petite fraction des plus riches colons établis dans les colonies, des capitalistes moyens, et des fonctionnaires qui, grâce à des salaires, bénéficient de grosses primes d’expatriation. Ils ont accéléré aussi leur carrière et leur mobilité sociale.
Qu’est-ce que la France a laissé sur place ? Des États inégalitaires ?
Oui, des États autoritaires et inégalitaires. Les élites nationalistes ont pris le pouvoir avec, dans certains cas, une petite phase démocratique. Quelques exceptions également démocratiques se sont satisfaites de prendre le costume et les chaussures des administrateurs coloniaux. Et le mode de gestion qui perdurait avant. On a une forme de reconduction dans les structures de l’État qu’on appelle dualiste en économie, composé au départ d’une petite classe supérieure et moyenne autour de la fonction publique. Des auteurs aussi différents que Frantz Fanon, René Dumont, Samir Amin vont dans les années 1960 décrire la reconstitution de cette bourgeoisie du secteur public qui touche des salaires nettement plus élevés que le revenu moyen. Et qui a aussi le pouvoir de décision politique.
Il y a aussi une difficulté à redistribuer…
Les socialistes africains ont moins réussi à rompre avec la période coloniale, essentiellement parce qu’ils ont la nationalisation du capital français. Pour l’essentiel, bien avant l’objectif de redistribution.
Est-ce que l’aide au développement a progressé dans le temps, entre 1830 et les indépendances ?
Au début, il y a des guerres de conquêtes, donc là, il y a beaucoup de dépenses militaires. Il faut construire les États. Entre la fin du XIXe siècle et jusqu’à 1945, les États coloniaux sont largement autofinancés, c’est-à-dire qu’ils dépensent ce qu’ils sont capables de prélever sur place. De ce fait, du point de vue des transferts métropolitains, c’est très limité. L’Indochine fait même des surplus qui financent la Première Guerre mondiale. Donc, les transferts vont plutôt dans l’autre sens. À un certain moment, ça change. À partir de 1945, la France comme la Grande-Bretagne se disent qu’il faut faire un peu de développement pour avoir un minimum d’espoir de conserver une influence, sinon une dominance. L’aide métropolitaine aux colonies augmente. À l’époque, on débat beaucoup en France. Certains disent « il faut que la Corrèze passe avant le Zambèze ». Quand on fait le bilan, la Corrèze a bien reçu plus que le Zambèze.
Et ensuite ?
Entre 1945 et 1962, on dépense pour garder les colonies face aux mouvements indépendantistes. Les transferts civils atteignent 0,5% du PIB. On n’atteint jamais l’objectif de 0,7% du PIB qui est l’objectif de l’OCDE aujourd’hui. La colonisation, ce n’est pas l’aide au développement. (…) Il faut quand même aussi voir que la part de la France dans l’aide reçue par ces pays, dans les relations commerciales, les investissements directs étrangers reçus par ces pays, a beaucoup décru depuis la période coloniale. Une bonne partie de l’aide française transite désormais par l’aide européenne. Elle est plus diluée. Pour autant, je ne pense pas qu’on puisse décréter le décès définitif de ce qu’on a appelé la Françafrique et de tout ce que ça signifie en termes d’accords donnant-donnant, militaires, financiers et politiques.
Lors de son déplacement au Cameroun en juillet 2022, Emmanuel Macron a de nouveau mis en avant le principe d’une nouvelle relation entre la France et l’Afrique, expliquant qu’il n’y a pas de chasse gardée. Parmi ces propositions, le président français affirme que face à la concurrence d’autres pays, la France doit diversifier son offre. Qu’en pensez-vous ?
Le discours a l’air un tout petit peu plus concret sur un certain nombre de choses, mais il n’atteint pas non plus le niveau de précision et de concret qu’on pourrait souhaiter. Les objectifs sont tout à fait nobles et intéressants, mais je suis juste prudent puisque ce n’est pas la première fois qu’un président français veut tourner la page de la Françafrique. (…) D’après les données du FMI que j’ai retravaillées, le capital français représente encore 1/3 des investissements étrangers en Afrique, sachant que le la France n’est pas 1/3 du capital mondial. Tous les indicateurs montrent que la présence française a tendance à se réduire, peut-être au désespoir d’une partie de ces acteurs. Quand Emmanuel Macron parle de transparence dans la concurrence, il semble refléter la plainte d’une partie du patronat que les concurrents de la France n’ont pas les mêmes normes environnementales, de sécurité, etc. C’est la critique qui est souvent émise vis-à-vis des investissements chinois.
Est-ce que le panafricanisme dont on parle beaucoup en ce moment pourrait s’exprimer via des projets économiques ? Des pipelines, des zones de libre-échange ? Redéfinir les frontières économiques de l’Afrique faute de redéfinir des frontières politiques ?
C’est une idée enthousiasmante et qui ne date pas d’hier. Les phases des indépendances ont conduit à ce qu’on a appelé une balkanisation de l’Afrique et une dissolution des fédérations coloniales. Ce que certains acteurs de l’époque parmi les leaders indépendantistes, en particulier Léopold Sédar Senghor ont largement regretté. Parce qu’on s’est retrouvé avec des petits pays plongés dans le grand bain de l’économie mondiale et sans capacité de solidarité. C’est compliqué de rétablir un panafricanisme entre les anciennes colonies françaises ou pays francophones, par exemple du point de vue du franc monétaire, du franc CFA. Une partie des élites africaines n’a pas forcément intérêt à mutualiser leurs avantages parce qu’en matière d’aide au développement, on bénéficie d’une rente qu’on serait obligé ensuite de partager. Il y a des résistances du côté des élites qui préfèrent parfois être maîtresses en leur petit domaine plutôt que partager avec d’autres. Mais on constate des résistances du même ordre dans l’intégration européenne. Ce n’est pas un problème spécifiquement africain, mais il existe en Afrique.
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