— par Janine Bailly —
Tournée sans grands moyens dans la banlieue d’Amman en Jordanie, par les jumeaux Arab et Tarzan Abu-Nasser qui vivent là en exil depuis cinq ans, présentée à Cannes en compétition à la Semaine de la Critique, cette noire comédie nous aide à découvrir, de la vie à Gaza, autre chose que ce qui nous en est ordinairement montré au cinéma, à savoir le conflit israélo-palestinien.
Pour mieux entrer dans l’histoire, écoutons ce que les frères cinéastes ont à nous dire : « Nous sommes partis d’un fait divers qui a fait parler de lui en 2017, l’opération “Libérez le lion“, une intervention militaire du gouvernement islamiste en place, le Hamas, contre une des familles armées les plus influentes de Gaza. Cette famille avait volé le lion du zoo et l’exhibait afin de montrer son pouvoir et son insoumission. Le Hamas décida alors de la neutraliser en utilisant le lion comme prétexte. L’opération se termina dans un bain de sang. De notre côté, nous avons imaginé, en face de la maison de cette famille, un petit salon de coiffure dans lequel se déroulerait l’intégralité du film, autour d’une douzaine de femmes qui s’y retrouveraient coincées, attendant la fin de l’affrontement ». Le dispositif, que les réalisateurs qualifient de théâtral tout en affirmant que, ceci mis à part, ils ont créé une oeuvre éminemment cinématographique, n’est pas sans évoquer le film libanais de Nadine Labaki, Caramel, où l’on suit la vie quotidienne et les amours de cinq femmes assemblées à Beyrouth dans un salon de coiffure et de beauté, ce lieu étant élu dans la ville comme havre de paix, en un pays qui entrerait bientôt en guerre. Pourtant, s’il nous fait entendre les voix, d’ailleurs tôt désaccordées, de ces treize femmes toutes issues de classes sociales différentes mais toutes contraintes par une société qui fait la part trop belle à la religion et à l’homme, Dégradé utilise le même lieu pour que s’y déroule un huis clos à l’issue redoutée autant que prévisible.
Si, dans ce salon aux murs bleus d’espoir, on peut à sa guise s’exhiber en lingerie à dentelles ou s’enfermer dans ses voiles, si l’on se regarde au miroir et se peint les lèvres comme en signe de résistance à l’oppression dont en tant que Femme on est victime, si l’idée d’un mariage proche à célébrer ou d’une naissance à venir porte vers un futur plus clair, si enfin l’on mime une femme présidente qui composerait avec ses congénères son gouvernement, il n’en reste pas moins que le lieu se fait enfermement, ce qui se passe à l’extérieur interdisant bientôt toute sortie vers la rue. Enfermement au sens physique entre des murs qui au fil de l’histoire semblent se rapprocher et réduire l’espace, enfermement qui devient urgence lorsque, le combat faisant rage, on baisse en hâte le rideau. Enfermement mis en abyme quand une porte close sur l’une des femmes provoque le chaos, la caméra comme affolée filmant alors le combat qui se livre, en écho à celui du Hamas derrière le mur, et comme métaphore des luttes intestines qui déchirent la bande de Gaza : « T’as de la famille dans la résistance ? Au Djihad Islamique ? Au Fatah ? Brigades de Yasser ? FPLP ? FDLP ? Brigade des Martyrs d’El Aqua ? FIDA ? Personne chez vous au Hamas ? », questionne ironiquement celle qui fait preuve de la plus grande liberté de penser. Enfermement du pays tout entier, qui se ravitaille en essence par les tunnels creusés pour contourner le blocus, cette essence qui manquera cruellement au fonctionnement du générateur quand l’électricité viendra à manquer. Enfermement bien sûr dans la vie quotidienne : pour aller se faire soigner à Jérusalem, dit l’une des recluses, on doit affronter trois check-points, celui du Hamas, celui du Fatah et celui d’Israël ; à sa soeur qui lui propose « Viens, on rentre », la parturiente réplique « Quand j’aurai accouché je serai coincée à la maison » ; « Couvre tes cheveux. Petite conne, tu comprends pas que je t’aime ? » déclare “l’homme au lion“ à l’assistante de la coiffeuse un instant échappée du salon. Et comme l’humour en ces instants dramatiques vient désamorcer la peur, « Sors de ta tente », intime l’une à celle qui se complait dans ses voiles ! Symbolique de cet indescriptible chaos, je garde l’image de ce plan émouvant sur le visage de la fiancée, visage effleuré de larmes, visage couronné d’une longue chevelure à demi déroulée à demi enroulée, la coiffeuse excédée ayant rendu les armes avant la finition de son travail. Concernant la chevelure, je me suis précisément demandé pourquoi tant de discussions et de divergences sur ce qu’il fallait en faire, la laisser longue, la couper, lui donner un dégradé ? Il s’avère que, nouveau signe de coercition, le Hamas a proscrit, entre autres choses, les « coupes de cheveux stylisées » !
Ainsi le monde brutal est là aux portes du refuge, qui guette et veut entrer et qu’on ne peut plus longtemps ignorer. De l’intérieur vers l’extérieur, il y aura dans les premiers moments le lien ténu des conversations téléphoniques, l’expulsion comme pour la mettre à l’abri, de la petite fille de la coiffeuse que son père vient chercher. De l’extérieur vers l’intérieur, il y aura ensuite les bruits de plus en plus prégnants et identifiables, cris, hurlements, éclatements de bombes, tirs nourris, cacophonie grandissante qui transperce le mur protecteur. C’est pour accueillir l’homme aimé et blessé que s’entrouvrira d’abord le lieu où le groupe s’est promptement ressoudé, mais c’est pour accueillir le mal qu’une seconde fois, forcé comme dans un viol, il s’ouvrira et livrera passage à des agresseurs déchaînés.
Ancré dans l’histoire actuelle de la bande de Gaza, le film prend aussi une tonalité universelle puisqu’il y est question de temps, d’espace, et d’identité. Temps du monde comme il va et passage d’un temps intime quand on s’interroge au miroir sur son âge et sur un visage qui vieillit. Espace protégé du dedans contre espace disputé, partagé, déchiré du dehors. Identité à toujours définir et remettre en question au-delà des apparences : celle qui prônait les strictes valeurs de l’Islam prend en main la sauvegarde de ses semblables, rétorquant à ceux qui veulent entrer : « Nous sommes toutes déshabillées ». Celle qui animait l’assemblée de sa verve et de ses critiques gouailleuses se dévoile, à la faveur de la dispute, être une femme battue. Et derrière la carapace que l’on s’est forgée restent la tendresse et les larmes.
« Dégradé, c’est la coupe de cheveux, la coquetterie. Mais c’est aussi la lente altération de ce qui est beau. » (Arab et Tarzan Abu-Nasser)
Janine Bailly, Fort-de-France, le 20 avril 2016