— Par Hugues Saint-Fort —
Yanick Lahens
Douces déroutes, roman
Sabine Wespieser, Paris, 2018
La fiction romanesque est devenue une source importante de connaissance et d’imagination pour les sciences sociales, spécialement la sociologie. Il est possible que les personnages romanesques soient plus « vivants » que les vies individuelles décrites dans les enquêtes sociologiques, mais l’apport de la sociologie a été justement de produire des représentations plus exactes de la réalité grâce à l’utilisation de données empiriques, de travail de terrain, d’instruments de mesure pour observer et scruter les interactions humaines. Cependant, la sociologie ne pourra pas se passer de ce reflet brut de la réalité sociale que lui renvoient les personnages, les situations décrites, les intrigues romanesques tels qu’ils sont mis en scène dans les textes littéraires.
Si l’on adopte une telle grille de lecture, les deux derniers romans de Yanick Lahens, Bain de lune, (Prix Femina 2014) et celui-ci recensé actuellement, Douces déroutes, nous offrent le plus bel exemple de mariage entre les sciences sociales et la littérature. Dans Douces déroutes, Yanick Lahens a réussi un véritable tour de force : condenser en forme de fiction romanesque un immense ensemble de malheurs urbains qui assaillent Port-au-Prince. Le roman raconte l’histoire d’un juge, Raymond Berthier, retrouvé assassiné quelque part dans un faubourg de Port-au-Prince parce qu’il en savait trop et qu’il refusait de se laisser entrainer dans un système complètement corrompu, voulant garder son intégrité et sa rectitude. Mais c’est une histoire distillée à petites gouttes, tantôt à travers les lignes d’une lettre du juge destinée à sa femme, Thérèse, tantôt d’après les introspections de son beau-frère Pierre, homosexuel petit-bourgeois, décidé à faire la lumière sur ce crime, ou d’après les explications d’un narrateur qui se pose soit en tant que personnage de l’histoire, par exemple utilisation du « je », soit en tant que personnage extérieur qui n’intervient pas dans la conduite du récit ou dans l’explication des pensées des protagonistes, voir par exemple l’utilisation de « il/elle » tout au long du récit.
Cependant, malgré la prédominance de l’histoire de l’assassinat du juge Berthier, Douces déroutes n’est pas concentré uniquement sur ce personnage. Le roman nous entraine dans la vie de plusieurs autres personnages : Joubert alias Jojo Piman piké, amoureux de son flingue et des femmes : « Quand il ne copule pas, il boit, il mange, il défèque » (p. 152) ; Ézéchiel, jeune poète famélique issu des quartiers populaires, un peu fanfaron qui rêve d’un grand soir dans son ile ; Brune Berthier, la fille du juge Berthier, jeune chanteuse au destin tourmenté ; Cyprien Novilus, en transfert de classe, écrasé par ses nouveaux partenaires sociaux mais tentant de s’accrocher à ses valeurs d’antan de jeune campagnard. Les violences urbaines exposées dans Douces déroutes reflètent une brutale réalité qui bout de partout, de toutes les classes sociales, de tous les groupes ethniques, de tous les clans politiques, dans un corps social dominé par une culture de l’impunité. Cette violence est décrite crûment sous les traits de Joubert (Jojo Piman piké) qui se fait tueur à gages pour échapper à la misère de son milieu social, plus subtilement dans la scène qui met aux prises Cyprien Novilus, jeune paysan et « modeste stagiaire dans un cabinet d’avocats » (p.29), avec le ministre de la Justice où il doit s’abaisser face à la morgue et à la hauteur de ce dernier, encore plus violemment au cours de la scène de « la boite de nuit, mi- garçonnière, mi-bordel », où le même Cyprien assiste pétrifié au spectacle offert par une jeune danseuse et par de « respectables » hommes politiques. Douces déroutes nous livre une entrée dans le monde haïtien de la drogue tel qu’il est tenu par une fraction de la bourgeoisie qui éblouit Cyprien par sa « décontraction calculée et coûteuse ». Le représentant le plus symbolique de cette bourgeoisie est Sami Hamid, un « riche Syro-Libanais d’origine [qui] avait franchi la barre sociale en épousant une mulâtresse de cette bourgeoisie qui, il y a cinquante ans, l’aurait regardé de haut. » (p.180). C’est aussi au sein de cette bourgeoisie que se conjugue l’apartheid haïtien, l’exclusion sociale sur la base de la couleur de peau dont Cyprien – encore lui – fait l’expérience au cours de cette fameuse scène de la boite de nuit : « Avec son verre de vin à la main, Cyprien cherchait quelqu’un à qui parler, quelqu’un d’aussi noir que lui dans cette assemblée d’un autre âge, celui des colonies ou de l’Afrique du Sud d’avant Mandela, quand il se retrouva nez à nez avec le ministre de la Justice, celui-là même qui l’avait fusillé de son regard il y a quelques jours. » (p.181).
Au-delà de sa dimension largement « sociologique », Douces déroutes véhicule une dimension proprement littéraire présente à travers tout le roman. Presque toute l’action se déroule dans cette ville, Port-au-Prince, jamais repue de crimes et d’assassinats dont un des personnages dit qu’il est né dans son ventre et que sa nuit ne l’effraie pas, Pourtant, la description qu’en donne le narrateur donne la chair de poule : « Passé une certaine heure, Port-au-Prince a tout d’une ville récemment pilonnée au mortier lourd ou à l’arme chimique. Noire, embrasée aux portes nord et sud, couvant ailleurs son feu. Ville gueule ouverte. Asphyxiée d’avoir avalé à chaque averse toute la rocaille, la boue et les détritus. Ville abandonnée à son agonie. » (p. 68). Mais, peut-être que le véritable sujet de Douces déroutes soit la ville de Port-au-Prince dont l’énergie, la sombre poésie, l’obscure distinction semblent récurrentes dans la majeure partie des romans de Yanick Lahens. Qui ne se souvient du portrait de Port-au-Prince post-Goudougoudou dressé dans le récit Failles par la romancière Yanick Lahens ?
Robert Berrouët-Oriol
New York, mars 2018