— Par Dominique Taffin —
Le 10 mai, journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, J-1 de la sortie du confinement profond, et première étape du combat mené en France contre une pandémie qui nous a montré comment, en quelques semaines, les bases du système-monde qu’on admettait comme plus solides que nous, même si on les critiquait, pouvaient être ébranlées. Le 10 mai, journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, est le moment idéal pour interroger cette économie mondialisée : car elle n’est pas simplement née de l’essor du capitalisme industriel au XIXe siècle, elle prend ses racines dans l’expansion européenne vers le Nouveau Monde et, surtout, dans la mise en place du XVIe siècle jusqu’au beau mitan du XIXe siècle du premier système-monde, l’esclavage colonial. Comment aujourd’hui ne pas inclure cette donne historique dans la réflexion qui doit nous inviter à « réinventer » la France, alors qu’elle est là, négligée, sauf dans la Caraïbe, en Guyane, à la Réunion ?
Le « monde d’après »
Le « monde d’après », c’est aussi celui qui sait faire face à son passé, qui en lit les traces, et qui questionne ses héritages. Le système colonial esclavagiste, qui a noué le sort de l’Afrique, de l’Europe et des Amériques pendant trois siècles avant d’être aboli définitivement en France en 1848, et d’être suivi par la colonisation européenne généralisée, a sans doute été, bien qu’encore largement ignoré, le premier à donner sa forme à notre monde actuel.
Alors, faisons sortir cette histoire de son confinement, public et académique. Confinée, parce qu’enseignée parcimonieusement à l’école, confinée parce que considérée comme un segment séparé de l’histoire française, confinée, parce que vue par beaucoup comme l’affaire de « communautés », qu’on s’empresse de stigmatiser pour leur « communautarisme », confinée parce qu’oblitérée, invisibilisée sur le territoire hexagonal, dans les grandes institutions patrimoniales, dans le paysage.
Reconnaître pour réparer
Pourtant, un changement de regard peut soulever le voile : ce fut le cas en 2019, avec l’exposition « le Modèle noir » au musée d’Orsay : grand succès populaire, restera-t-elle une exception, alors qu’on devrait s’étonner qu’elle n’ait pas eu lieu plus tôt ?
Il est temps de reconnaître pour réparer. La Fondation pour la mémoire de l’esclavage, reconnue d’utilité publique par décret du 12 novembre 2019, que préside Jean-Marc Ayrault, y apportera sa contribution. En portant le projet de faire connaître l’histoire, par la culture, et pour la citoyenneté, elle s’inscrit dans un projet plus vaste, d’une société plus juste et inclusive.
Pour reconnaître, pour réparer, la première étape est de lire les inégalités, les discriminations, dans leur processus de formation historique, en outre-mer comme dans l’Hexagone. Les déconstruire pour comprendre à quel point nos identités sont composites et reconnaître la richesse des cultures issues de la créolisation et de la résistance à l’oppression coloniale. Agir pour une égalité concrète et pour l’émancipation des esprits.
Comprendre l’état économique et social des Antilles, de la Guyane, de la Réunion ou de Mayotte, avec la perspective historique de l’esclavage et du post-esclavage. Comprendre que cet état n’est pas une simple affaire locale, ni le résumer aux effets palliatifs d’une économie de transferts postcoloniale. La recherche en sciences humaines et sociales, en économie, apporte des clés de compréhension. Il faut l’encourager et la développer.
« Réparer le monde »
Enseigner l’histoire de l’esclavage à l’école, vraiment, avec de vrais outils pour aborder cette question sensible et permettre aux jeunes de la comprendre avec le sens critique indispensable au double mouvement d’identification et de la mise à distance du passé. Trop souvent, faute de formation, les enseignants peinent à expliquer, en histoire, en éducation morale et civique, des faits, des notions pourtant si essentiels à la jeunesse. L’évitement ne peut pas être une réponse aux réactions des élèves. Des initiatives sont prises pour mieux aborder ces questions (1). Et le succès grandissant du concours scolaire de la Flamme de l’égalité, porté en partenariat entre la Ligue de l’enseignement, la Fondation, la Dilcrah et les ministères de l’Education nationale et des outre-mer, montre qu’il est possible d’agir concrètement.
Et commémorer, car ces commémorations, du 27 avril au 10 juin dans l’Hexagone, aux Antilles et en Guyane, mais aussi en décembre, à la Réunion, sont structurantes, pas seulement pour toutes celles et ceux dont l’histoire familiale, dont le paysage physique et social est évidemment marqué par le passé esclavagiste et ses séquelles. Elles le sont, plus que jamais, pour nous tous, pour la France entière, alors qu’il s’agit de « réparer le monde », comme Achille Mbembe le rappelait récemment. Parce que ce n’est pas une autre histoire. C’est notre histoire.