— Par Yves-Léopold Monthieux —
Le titre de ce papier m’est venu à la lecture des premières pages du Prix Goncourt 2021 La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr. Son sujet est un auteur africain quasiment « inconnu », qui avait été déclaré « honteux de l’entre-deux-guerres ». Or, selon l’auteur « la seule obscénité de son livre perdu dans un couloir du temps était d’être radicalement honnête ». On le sait, dire la vérité ou être honnête c’est un peu la même chose. On le déplore, l’histoire retenue de décembre 1959 n’est pas tout à fait faux mais, à certains égards, juste malhonnête.
Soyons honnêtes, les derniers jours de ce mois de décembre dont on fêtera bientôt l’anniversaire resteront un moment décisif de l’histoire contemporaine de la Martinique et de l’ensemble des départements d’outre-mer. Pour les uns, il s’agit d’un nouveau départ de la départementalisation en Outre-Mer, pour les autres, c’est une colonisation certes plus soft – néocolonisme – que la précédente qui justifie le mouvement nationaliste naissant. Pour le pouvoir, il faut éviter tout risque de répétition de l’affaire algérienne, pour les nationalistes, le fer est chaud il faut le battre. Des deux bords, l’instrumentalisation politique naquit donc au lendemain des incidents, transformant les années suivantes en une période politique tumultueuse, notamment pour la Martinique et la Guadeloupe.
On est donc en décembre 2021, pas seulement le mois de Frantz Fanon dont j’ai retenu l’excellent article du philosophe guadeloupéen Georges Combé paru dans Caraib Créole News. J’ai compris dans quel contexte Fanon avait pu écrire dans le Moujahid, s’agissant de décembre 1959, que la révolution martiniquaise était en marche et qu’il y avait déjà eu 15 morts, 50 blessés et 150 arrestations. Arrive bientôt sur les ondes et dans les cénacles le moment où l’on fera redire aux événements des 20, 21 et 22 décembre 1959 qu’il s’agissait d’une « émeute politique » dirigée contre le pouvoir colonial. En guise de leçon, c’est le discours rituel de fin d’année.
Façon de justifier les approximations antérieures, la leçon de l’an passé a révélé que « les langues se délient » enfin, en particulier celle du témoin principal, le scootériste (décédé depuis) qui avait été sans le vouloir à l’origine des incidents. Ainsi, tandis que d’autres témoins disparaissent tranquillement, laissant l’histoire à ses architectes, le premier d’entre eux aurait fait à l’historien des révélations nouvelles. On ignore lesquelles, mais en dépit de nombreuses rencontres, ce dernier avoue en 2019 sur Martinique-la-1ère sa totale ignorance d’une circonstance qui a toute son importance en ce qu’elle a pu déterminer la réaction du maire-adjoint de Fort-de-France, mieux : la position politique induite dans cette affaire du Parti progressiste martiniquais. Lequel allait laisser la main au Parti communiste martiniquais. « Une affaire de voyous », déclare promptement le docteur Pierre Aliker lorsqu’il apprend que le scootériste se nomme Moffat. Ce patronyme le fait sursauter, car c’est celui de l’assassin présumé de son frère André Aliker dont il aurait porté le deuil jusqu’à sa mort. En effet, Frantz Moffat est le propre fils de Darcy Moffat. L’historien l’a appris par mes soins dans un studio de radio en 2019, en présence d’un journaliste !
Par ailleurs, il est regrettable qu’un aspect déterminant des incidents ne soit qu’à peine évoqué, et de façon erronée : la présence de nombreux militaires en permission sur la place de la Savane et leur rôle dans le déclenchement des incidents. A la question du journaliste de savoir si les militaires présents sur la Savane ce soir-là portaient ou non l’uniforme, le même professeur affirme promptement qu’ils étaient habillés en civil. C’est une contrevérité énorme qui jette un doute sur la réalité de tout ce que l’historien a rapporté sur le sujet. Comment a-t-on pu alors distinguer dans la foule les soldats permissionnaires qui ne portait pas l’uniforme ? Une enquête sommaire aurait permis au chercheur-historien de savoir que pour les soldats en permission, le port de l’uniforme était obligatoire jusqu’en 1969 ; que le service militaire obligatoire mobilisait une demi-douzaine de casernes à Fort-de-France qui déversaient les appelés du contingent sur la Savane les jours de permission ; qu’à cet égard un service de police militaire était mis en place (à la caserne de Gerbault, je crois) ; qu’enfin la chronique et les chansons de l’époque regorgent d’allusions sur les ti soldas de la Savane.
Mais une affaire de bagarre entre des militaires et les CRS pourrait, pour un historien nationaliste, ne pas être du meilleur effet dans le récit visant à convaincre que, contrairement aux conclusions de la Commission Stora, on serait en présence d’une « émeute politique ». L’ignorance de la composante militaire a-t-elle eu pour objet d’éviter de reconnaître le caractère aléatoire – « non révolutionnaire » – de l’incident ? En serait-il de même de l’évacuation d’un témoignage écrit 20 fois dans lequel il est indiqué que si l’événement s’est révélé capital pour la suite, décembre 1959 fut factuellement « un incident de ville de garnison qui a dégénéré » ? Bien entendu, il ne fera pas ici pour la énième fois la description des faits auxquels il a assisté ce dimanche 20 décembre 1959 sur la Place de la Savane de Fort-de-France, de 17 heures 30 environ jusqu’à 19 heures 30 pile. Il avait 17 ans, il était lycéen. Était-ce trop jeune peut-être, au moment des faits, pour être autorisé à témoigner y compris devant la nouvelle association d’historien.nes en vain sollicitée ?
En bref, contrairement au sort du référent de Mohamed Mbougar Sarr, il n’aura pas besoin du temps pour perdre la vérité de décembre 1959.
Fort-de-France, le 8 décembre 2021
Yves-Léopold Monthieux