— Par René Ladouceur —
Bien sûr, il y a aussi pour chacun de nos élus politiques des raisons personnelles ou stratégiques de plaider en faveur des Accords de Guyane, d’autant plus que, dans l’opinion publique guyanaise, la mobilisation populaire de mars/avril dernier jouit encore d’un prestige intact. Mais prenons vite de l’altitude : nous en avons besoin.
C’est un fait que des hommes et des femmes qui n’ont pas été d’accord entre eux sur des points d’importance ont estimé, à l’occasion de notre grand mouvement social, devoir mettre les intérêts de la Guyane au-dessus de leurs désaccords. Il m’est arrivé de me poser la question de savoir s’il existe un sentiment d’appartenance proprement guyanais et si ce sentiment peut être considéré comme suffisamment important pour triompher de toutes les querelles partisanes. La réponse, sans ambages, est « oui », et ce sentiment est digne de l’intérêt le plus attentif. Evitons les conclusions faciles sur la versatilité de nos hommes politiques selon le changement des circonstances et des intérêts. Ce qui paraît le plus intéressant, c’est de voir que le sentiment que les intérêts supérieurs de la Guyane doivent prévaloir sur tout le reste commence à s’enraciner dans la conscience politique du pays.
Il y a un écart immense entre les causes dudit mouvement social, qui renvoient d’abord à notre insécurité galopante, et ses conséquences, qui peuvent aboutir à la prospérité de notre territoire. Cela demande réflexion. Plus un évènement est lourd de conséquences, disait François Furet, moins il est possible de le penser à partir de ses causes. C’est pourtant ce à quoi nous devons nous atteler.
Dès la fin des barrages, les sciences humaines n’en ont pas moins repris le pouvoir et nous ont offert un festival de sociologie électorale manichéenne. Les chefs d’entreprise contre les salariés. Ceux du privé contre ceux du public. Les responsables contre les irresponsables. Les travailleurs contre les indépendantistes. Les diplômés contre les primaires. Les Blancs contre les Noirs. Les Métros contre les Guyanais. Cette sociologie à la louche comporte sa part de vérité mais une analyse des plus sommaires invite à nuancer ces oppositions. On s’est néanmoins accordé à voir derrière tous ces contrastes une même ombre menaçante, celle de l’implosion de la Guyane.
Il faudra des mois, voire des années pour que l’on prenne l’exacte mesure de ce qui s’est passé. Soulignons d’abord cette évidence : ce n’est pas le mouvement social qui a tué l’économie guyanaise mais, en accélérant la faillite de nombre d’entreprises, le mouvement social a mis en évidence l’extrême fragilité de l’économie guyanaise qui, au fond, emprunte plus à une économie de type comptoir colonial qu’à une vraie économie de production.
Il faut, par les temps actuels, savoir peser ses mots, pour ne heurter personne inutilement, mais ne pas non plus les mâcher, pour ne pas esquiver les responsabilités dont nous sommes comptables devant les générations à venir. Si les Guyanais se sont à ce point réjouis de l’intervention des 500 frères, c’est parce qu’ils avaient l’impression que les pouvoirs publics n’étaient plus en mesure d’assurer leur sécurité. Et cette violence ô combien chronique, alimentée par l’échec scolaire, puise sa source dans l’échec de notre modèle économique. Et pour cause. Notre modèle économique est lui-même complètement inadapté à notre environnement géographique. Comment, en effet, peut-on rendre prospère une entreprise dont les contraintes sont bien plus importantes que celles de ses concurrentes ? C’est à cette Guyane, obligée de faire en permanence le grand écart entre sa double appartenance, que les Yana Doko doivent leur échec à la Gold Cup. C’est à cette coruscante irrésolution que nous renvoie la lourde sanction de la CONCACAF. La Guyane, nous dit la confédération de football, ne saurait être à la fois guyanaise et française, appartenir simultanément au Nord et au Sud, à l’Europe et à l’Amérique du sud.
Cette ambigüité, qui dénature nos relations avec nos voisins et complexifie notre rapport à l’Hexagone, n’a pas été sans effet sur la mobilisation de mars/avril. Il faut, certes, que l’incommunication sociale soit fortement ancrée dans la culture française pour que des revendications que, dans son for intérieur, chacun considère comme légitimes, donnent lieu à un affrontement de l’ampleur et de la durée que nous avons connues. Pour autant, lorsqu’un conflit prend une allure aussi passionnée et aussi atypique, c’est qu’il exprime des lignes de fractures aussi culturelles que politiques. Des lignes de fracture, au demeurant, qu’on avait refusé d’explorer et que, depuis le 28 mars, il est très difficile d’occulter.
On se souvient que Raymond Aron avait dit de Valéry Giscard d’Estaing qu’il ne savait pas que l’histoire était tragique. Il n’avait que partiellement raison. A défaut de danger de guerre ou de désir de révolution, on ne conquiert pas le pouvoir avec le tragique mais avec de la « détermination ». Voilà ce qui manque à la Guyane pour aller au bout de sa logique. De la « détermination » ainsi que de la cohérence. On ne peut pas dénoncer, et à raison, une situation économique et sociale sans vouloir en tirer les enseignements politiques.
René Ladouceur