— Par Annick Justin-Joseph —
En dominante, la signature au sol d’un jeu de papier – damier que l’on retrouve par ailleurs finement miniaturisé, et déjouant l’ordinaire d’une table de cuisine ou de petits bancs créoles…
Le ton est donné d’un espace fortement codé, pour une nuit de la St Jean où, dans la cuisine de la propriété du Vénérable Maître Auguste, trois personnages nous feront vivre, sur fond d’attraction – répulsion, le décalage induit par leurs positions respectives, ce, jusqu’à un tragique dénouement.
Elle, Julie, la patronne, jeune mulâtresse et dominatrice des plus folles, sous l’emprise de l’ivresse et du désir, s’ingénie à posséder son major d’homme, Jean, lui – même fiancé à Christine, employée aux cuisines. L’autorité voire l’audace crue, le cynisme… mais aussi la musicalité de certain parler, font écho sur scène à un jeu très physique des acteurs, dans ce huis clos que régissent dans leur saveur érotique, tant la fascination que l’évitement, ou alors l’intrusion brutale d’effets de bascule…
Rita RAVIER dans le rôle de Christine, Hervé DELUGE dans le rôle du major d’homme et Jan BEAUDRY dans le rôle de la sulfureuse patronne, incarnent avec authenticité, émotion et justesse les personnages de cette variation caribéenne sur « Mademoiselle Julie », du poète dramaturge suédois August STRINBERG. (1888)
Le texte – partition du dramaturge haïtien Jean DUROSIER DESRIVIERES, véhicule de l’existence sa part spectaculaire de possible transgression, d’ombre et de perversité, d’ironie, de mensonge, de cruauté… au bout du compte, une distance têtue entre ceux d’en haut et ceux d’en bas… jusqu’aux limites d’un extrême illusoire où chacun aura cru pouvoir ouvrir une fenêtre et acter sa liberté. La création qui en découle, scénographiée et mise en scène par Hervé DELUGE, puise son originalité et sa structuration dans les référents de la culture vaudou, à travers notamment l’apport de couleurs hautement symboliques : le rouge, le noir, ou encore le blanc… Les tissus qui masquent ou dévoilent, l’approche d’une bande de rara, certaines connotations du dire en espace créole, le codage des postures, un accomplissement efficace de la danse des corps… tout cela a bel et bien fait sens, et le public, totalement à l’écoute, a aimé.
Cette reprise de « Manmzèl Julie » (en création originale en 2018 au Marin), met en lumière les envers d’un maillage de nos certitudes. La pièce, en ironisant le poids des apparences, questionne la notion de pouvoir, actionne aussi les rouages d’un jeu risqué : celui procédant des fausses évidences. La mise en scène opère, depuis l’ordonnancement du bouger des personnages, en la réalité de « places » assignées semble t – il pour le temps de toute une vie. Les rituels du quotidien y apposent leur sceau… partant d’un tablier – icône que l’on noue, de bottes que l’on cire, ou encore de la matière sensuelle d’un foulard qui habille, désigne la position voire l’ancrage dans un rang social…
On voudrait bien pourtant provoquer le destin.
Ces « places », ces rituels, conforment fatalement de l’intérieur, dans ce qui habite, comble, répare, formate ou défait du haut jusqu’en bas… en l’orchestration de turbulences, du rêve d’un ailleurs étranger à la malédiction, autrement plus beau… Seulement la moindre faille de jugement est à assumer au final sans concession aucune… jusque dans ses mortelles retombées… à la vie, à la mort… !
Texte / Jean DUROSIER DESRIVIERES
Scénographie et mise en scène / Hervé DELUGE
Assistante / Sarah Corinne EMMANUEL
Création lumière / Dominique GUESDON Création costumes / Irlaine RIBIER Photos / Nicolas DERNE