— Par Roland Sabra —
Durant mon enfance, mon père était
mon héros.
Il cultivait mon innocence à être
unique et différente en ce monde.
J’étais son orchidée, mais un jour, il
m’a regardé avec les yeux des
autres.
…
Je ne le remettrai pas, à la Nation
mon fils et je ne m’en remettrai pas
à elle non plus.
Il dort aujourd’hui.
Il dort si calmement, que j’en oublie
presque, qu’à son réveil, il voudra
encore me frapper.
Peut m’ importe la raison de ses
coups, je n’ai plus mal, seule mon âme
est meurtrie et blessée.
Il voudra encore me posséder, me
souiller … Pourquoi ais-je encore peur
de le dire ? De me violer.
(p.57)
L’Orchidée Violée, Bernard Lagier
Entre hystérisation d’un texte, vécu comme un corps étranger qu’il faudrait expulser et lecture sans affect d’un bottin téléphonique il existe une voie étroite celle sur scène d’une présence désincarnée qui suppose chez le comédien avant tout une présence à soi-même. Avant le verbe et le geste il y a le silence et l’immobilité. De cet effacement de l’ego comédien il naît une possibilité de corps- miroir sur lequel chaque spectateur lira, entendra et fera l’expérience sensible de la découverte du texte.
Astrid Mercier dans la mise-en-scène d’Hassane Kassi Kouyaté a tenté d’emprunter ce chemin balançant entre récit auto-adressé ( un peu) et manifeste lancé à la face du public ( beaucoup trop). Assise dans une berceuse posée sur une petite estrade ronde à quarante centimètre du sol, pour limiter la gestuelle inutile, pour souligner la fragilité de la situation, pour mettre en évidence la déterritorialisation du propos au delà des références à la créolité et à une situation politique localisable en un lieu pas si éloigné que ça, Maria raconte son histoire celle d’une Orchidée, cette fleur à laquelle Pline L’Ancien attribue à un pouvoir sexuel et à laquelle on accorde à partir du XVII eme siècle des vertus aphrodisiaques. Violée par son père et maintenant par son fils-frère issu de cet inceste elle refuse de le livrer aux armées du Président Vonvon : « Je suis une orchidée violée […] Même rétrécie , je me réjouis de pouvoir tacher de couleurs chaudes cet amour noir que m’offre la vie. ». La gageure consistait à ce que Maria, s’adresse non pas à un public en tant que groupe mais à chaque spectateur singulier, non pas pour le sommer de participer à un spectacle, non pas pour en faire un « spect-acteur » selon les chimères en cours à la fin du siècle dernier, ni même pour l’amener à une réflexion sociale ou politique sur la situation décrite, mais pour construire une expérience sensible dans laquelle son attention à la fois profonde, souterraine et flottante, détachée de tout réalisme renvoie à l’interrogation de l’énigme qui le constitue. Faire du texte un quatrième mur transparent, perméable, aérien et tangible derrière lequel la comédienne s’efface et se transforme en passeur du verbe refusant d’illustrer le texte ou d’en induire le sens par des intonations plus ou moins habiles, faire entendre « la voix muette de l’écriture » comme le dit si bien Marguerite Duras, voilà ce à quoi était convoquée Astrid Mercier. A-t-elle répondu à cet appel exigeant et éreintant ? Pour son premier monologue elle aurait pu choisir un texte plus facile que celui de Bernard Lagier, dense, très écrit, charroyant images poétiques, chaleurs et colères fondues dans l’âtre déserté des passions politiques. Il y a chez elle du courage, une humilité de bonne aloi, un désir d’apprendre et de restituer qui méritent le respect.
La belle scénographie très épurée, architecturée autour d’un remarquable travail de lumières ( Marc-Olivier René ) s’inscrivent en contraste avec la bande musicale dans laquelle la répétition de « Bwa Brilé » d »Eugène Mona, trop connue du public antillais, pour maintenir une distance avec la thématique, sonne comme un rappel à une réalité un peu trop prosaïque. Hors du champ caribéen cette réserve ne jouera pas. Encore faut-il que ce travail s’approfondisse, se rôde avant d’aller se frotter en dehors du monde qui l’aura vu naître.
***
Ernest James Gaines était en Martinique il y a plus de dix ans à une époque où nobelisable il avait accepté à l’invitation d’une professeur d’anglais de se rendre dans des classes d’élèves. Le souvenir qu’il a laissé est celui d’un homme d’une grande gentillesse, d’une disponibilité infinie et d’une grande attention à l’égard de son public. Ce n’était pas son premier séjour sur un territoire relevant de la République Il a enseigné à l’Université de Rennes en Bretagne . Son roman publié en 1993, Dites-leur que je suis un homme (A Lesson Before Dying), a remporté le National Book Critics Circle Award et a été nommé au Prix Pulitzer. Il a été adapté au cinéma en 1999 par Joseph Sargent.
Ernest James Gainesest aujourd’hui considéré aux États-Unis comme un des auteurs majeurs du « roman du Sud » et 4 heures du matin est l’adaptation théâtrale d’un petit opuscule éponyme dont l’histoire se déroule bien sûr dans le Sud. Procter Lewis, un jeune noir de 19 ans, vient de se battre avec un autre noir pour une affaire de femme. Il a blessé, peut être tué, son adversaire. Son casier judiciaire n’est pas vierge mais rien de bien grave jusqu’à cette heure. Il vient se constituer prisonnier à la prison du comté, où les policiers sont bien évidemment blancs, tendance racistes Sud États Unis. Procter est enfermé dans une cellule en compagnie de Hattie, un transsexuel manipulateur, et Mumford un habitué de ce lieu carcéral qui lui dit qu’il y a un propriétaire blanc qui exploite à son profit la reconnaissance de ceux qu’il fait sortir de prison quoiqu’ils aient fait. Munford l’exhorte à purger sa peine, à ne pas se vendre à ne pas se laisser briser et asservir par un système dans lequel les Blancs n’ont besoin des Noirs que pour savoir qui ils sont. « Avec nous autour, ils peuvent nous voir et savoir ce qu’ils ne sont pas » lui dira Munford.
Munford le vieux taulard sorti de la cellule est aussitôt remplacé par un jeune noir de quatorze ans, paumé de chez paumé, roué de coups. Son arrivée n’a rien de fortuit elle suggère le conflit de génération sous-jacent. Quelle décision va prendre Proter Lewis ? Collaborer au système d’aliénation ou bien envisager pour la jeunesse qui vient d’autres formes de luttes pour la dignité ?
Unité de lieu, de temps et d’action le court roman de Gaines se prêtait volontiers à une mise en scène. Celle-ci est une réussite. Elle repose sur les épaules de Abdon Fortuné Koumbha , le comédien retenu par Hassane Kassi Kouyaté pour cette version foyalaise dont l’agilité et la belle maîtrise de l’expression corporelle sont au service des différents rôles qu’il incarne, policiers, co-detenus et autres personnages. Comme toujours chez Kouyaté on retrouve ce minimalisme au service du texte et cette capacité à créer un univers de lumières qui porte le verbe et le magnifie.
Fort-de-France, le 21/02/2016
R.S.