— Par Michel Pennetier —
Je vole ce titre à Montaigne qui, dans le chapitre XLVII des Essais, parle des incertitudes quant à l’issue d’une bataille alors que le chef de guerre en toute conviction se croit assuré de la victoire. On pourrait à ce propos citer le Président Trump qui se croit vainqueur dans son conflit avec l’Iran en faisant assassiner l’un des principaux responsables du régime iranien !
Mais c’est ici en un autre sens que je voudrais parler du jugement. J’envisage ici le jugement moral que l’on porte sur une affaire de mœurs. Il se trouve que depuis quelque temps naît en mon esprit face à ces événements – affaire Me Too et la suite – comme une double réaction, l’une qui ne peut que suivre le main-stream des condamnations face à des révélations scandaleuses, l’autre qui demande à voir ce qu’il en est derrière ces jugements qui ont soudain surgi à propos de comportements sur lesquels on se taisait jusque très récemment, que l’on ignorait ou feignait d’ignorer, que l’on acceptait comme normaux ou prônait même comme une libération.
Je ne peux qu’être surpris et même sidéré par l’évolution du discours dominant ( celui des médias, et par conséquent celui « des gens ») entre 1968 et aujourd’hui. En 1968, c’était « Il est interdit d’interdire », libération sexuelle, libération du tabou de la virginité. « Si tu ne baises pas, c’est que tu es coincé(e), tu participes de la vieille société qui réprime tes désirs, légitimes par essence ». Cela est allé jusqu’à la valorisation de la sexualité enfantine, notamment en Allemagne dans les Kindergärten alternatifs sous l’influence de la pensée freudienne (mal comprise) et de la philosophie de Wilhelm Reich, freudien dissident, qui voulait allier marxisme (révolution sociale) et freudisme (révolution sexuelle). Cohn-Bendit, leader de la révolte étudiante en 1968 a été un temps dans cette mouvance – il a travaillé dans un jardin d’enfants à Francfort et a tenu des propos dont il se repend aujourd’hui.
Ce dont la pensée de 68 ne s’est pas rendue compte, c’est qu’en fait elle répétait sous une forme nouvelle l’idéologie machiste de la vieille société, la « révolution sexuelle » profitait surtout au désir masculin, elle démocratisait la permissivité dont disposait l’homme de pouvoir et d’argent dans l’ancienne société. Bien sûr, on ne peut nier que l’idéologie de Mai 68 a libéré aussi les esprits et les corps des hommes et des femmes, des femmes notamment qui ont pu avoir droit à la pilule, au contrôle des naissances et à la possibilité de l’interruption de grossesse. La sexualité hors mariage est devenue une banalité. Le vieil édifice de la soumission de la femme au désir masculin et à un ordre religieux et idéologique semblait s’écrouler. Mais c’était en partie une illusion.
Pour le mouvement féministe, il reste encore beaucoup à faire pour changer la législation (par exemple le fait qu’à l’embauche pour des postes importants, on préfère souvent un homme, le fait que les salaires des femmes sont souvent inférieurs à ceux des hommes etc …). Il reste surtout beaucoup à faire pour changer la mentalité sexiste qui s’exprime à travers le nombre important de viols et d’assassinats de femmes commis par des hommes, ou plus simplement le fait que 8 femmes sur 10 au cours de leur vie disent avoir été importunées sur la voie publique ou dans les transports en commun.
Le mouvement « Me too « aux Etats-Unis s’est constitué à partir des dénonciations de viol ou de tentatives de viol sur plus de 80 femmes par le puissant producteur de films d ‘Hollywood Harvey Weinstein. Ces révélations ont conduit à la création du mouvement Me too qui a gagné la France. Il s’en est suivi une avalanche de révélations faites par des femmes dans les milieux du spectacle concernant des abus de pouvoir de metteurs en scène sur des personnes parfois très jeunes. Puis vient de paraître la confession de Vanessa Springora « Le consentement » concernant l’écrivain Gabriel Matzneff qui eut une relation amoureuse avec Vanessa qui avait alors 14 ans ( lui en avait plus de cinquante). Enfin on citera pour mémoire le cas du prédicateur musulman Tariq Ramadan qui attira à plusieurs reprises des admiratrices dans sa chambre d’hôtel, les sadisa et les viola. Tandis que Gabriel Matzneff fait de sa vie sexuelle une œuvre littéraire et assume entièrement ses actes, Tariq Ramadan dont je connais les prêches sur la famille et la virginité, est un Tartuffe à la puissance cent et c’est de tous les violeurs celui qui me répugne le plus.
J’ai lu ou écouté un certain nombre de témoignages de ces femmes violentées psychiquement, ayant gardé en elles pendant longtemps, des décennies, cette plaie secrète et osant enfin à l’occasion du mouvement Me too prendre la parole et se libérer de ce poids. J’en ai été ému. Cependant de l’émotion au jugement, un chemin reste à parcourir. Je me suis d’abord interrogé sur le fait que la plupart de ces témoignages viennent très tardivement. On peut bien sûr évoquer la puissance de l’idéologie machiste qui aurait fait que ces témoignages n’auraient pas été entendus, la honte de franchir ce pas, la peur d’une vengeance de la part du violeur etc… En ce qui concerne les actrices abusées par Weinstein, il aurait été possible sans doute de dire non, mais alors elles auraient perdu le rôle qu’elles convoitaient. Elles ont préféré leur carrière en consentant à l’avilissement. Elles ont été prises dans l’engrenage de la société machiste. Mais ce serait leur faire tort de ne pas leur accorder en tant qu’être humain la part de liberté dont elles n’ont pas su user. Mais j’hésite en écrivant cette réflexion. J’attends la démonstration qui prouverait que c’était bien une situation tragique où elles n’avaient aucun choix. Je suis là en plein dans l’incertitude de mon jugement !
Il en va autrement quand c’est une enfant qui est abusée. Elle n’a pas encore la liberté de ses actes, elle est littéralement sous l’emprise de son séducteur adulte. Vanessa a vécu un grand amour avec Matzneff comme elle l’exprime dans une lettre d’adieu à 18 ans. Son amour s’est tourné en haine comme cela arrive aussi après bien des grandes passions entre adultes consentants. Il lui a fallu sans doute cette haine pour grandir et devenir un être autonome. Je ne la juge pas mais je juge l’adulte prédateur qui s’est servi de cette relation pour donner une forme littéraire à ses frasques..
Mes interrogations, mon malaise face à la vague de dénonciations que suscita le mouvement Me too dans les média et que je n’osais à peine me formuler, me furent confirmées par une déclaration d’un certain nombre de femmes connues telles Catherine Millet, Ingrid Caven, Catherine Deneuve etc … En voici un extrait :
« Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste.
A la suite de l’affaire Weinstein a eu lieu une légitime prise de conscience des violences sexuelles exercées sur les femmes, notamment dans le cadre professionnel, où certains hommes abusent de leur pouvoir. Elle était nécessaire. Mais cette libération de la parole se retourne aujourd’hui en son contraire : on nous intime de parler comme il faut, de taire ce qui fâche, et celles qui refusent de se plier à de telles injonctions sont regardées comme des traîtresses, des complices ! »
Ou encore :
« Or c’est là le propre du puritanisme que d’emprunter, au nom d’un prétendu bien général, les arguments de la protection des femmes et de leur émancipation pour mieux les enchaîner à un statut d’éternelles victimes, de pauvres petites choses sous l’emprise de phallocrates démons, comme au bon vieux temps de la sorcellerie. »
Catherine Deneuve s’est par la suite quelque peu distanciée de certaines formulations de cette déclaration qui ,en effet dans l’ambiance agressive de dénonciations, pouvaient paraître trop provocatrices. Il n’en reste pas moins que ce texte signale une différence culturelle entre le puritanisme américain et la culture de la séduction de la tradition française.
La relation homme-femme est en effet un élément essentiel de toute civilisation. Et nous ne pouvons que constater que nous sommes les héritiers d’une culture patriarcale depuis l’Antiquité. La séduction à la française où la femme est plus objet que sujet dans une certaine mesure, n’échappe pas à cette constatation. La revendication féministe est totalement justifiée. Mais au lieu de parler en terme de dichotomie homme-femme, il vaudrait mieux penser en terme de féminité et de masculinité car chacun(e) d’entre nous a en soi ces deux ingrédients en proportions variables. Pour l’homme, cultiver sa propre féminité, c’est entrer dans une relation juste avec la femme et développer une séduction qui serait faite de compréhension subtile. Jung avec sa distinction d’ »anima » et d’ »animus » a développé toute une analyse de ce sujet qu’il serait trop difficile d’aborder ici. Peut-être ne peut-on aborder ce sujet qu’en termes symboliques comme le fait la tradition chinoise avec la distinction yin-yang qui s’exprime autant sur le plan cosmique que sur le plan humain ( yang = le Ciel, ce qui impulse, yin la Terre, ce qui reçoit et produit). Lao zi en conclut une proposition éthique :
« Connais le masculin
adhère au féminin,
sois le ravin du monde.
Quiconque est le Ravin du monde,
La vertu constante ne le quitte pas
Il retourne à l’état d’enfance » ( Dao de jing , texte 28)
Pour le sage chinois, le symbole du féminin, c’est l’eau humble qui s’écoule toujours vers le bas ( au fond du ravin) mais dont la force est immense ( elle triomphe de tous les obstacles). Ce symbole est celui de la Sagesse qui est originelle et dont l’essence est l’enfance.
Nous sommes loin des prédateurs et des révoltes féministes. Finalement, il n’y a pas à porter un jugement qui serait définitif – les jugements, les convictions sont toujours fragiles et partiels – mais à méditer et s’imprégner d’une éthique de réconciliation du féminin et du masculin, d’une civilisation pacifique où le féminin serait reconnu en nous-même et chez le prochain ( la prochaine).
Alors pourrait naître une belle culture de la séduction !
Etre séduit, c’est reconnaître la beauté de l’autre – une beauté qui est autant intérieure qu’extérieure – séduire c’est exprimer sa propre beauté spirituelle. Le premier stade serait « l’amabilité », au sens fort du terme, se rendre digne d’être aimé(e), et percevoir l’amabilité de l’autre, le rayonnement de sa personnalité, et être attiré(e). Alors un dialogue spirituel peut s’établir entre le féminin et le masculin qui peut ou non devenir érotisme, puisque nous sommes indistinctement corps-esprit. Mais il n’ y a là rien d’obligatoire ! Les salons du XVIII e siècle en France, souvent créés et animés par des dames de la « bonne société » ont cultivé ce que j’appelle l’« amabilité » entre les femmes et les hommes. Mais c’était au sein d’une société hiérarchisée et à dominante masculine. J’attendrais d’une société évoluée et démocratique qu’elle répande une « amabilité » généralisée !
Dans la société traditionnelle, machiste, la séduction est a sens unique et la femme n’est qu’un objet de désir, une image idéalisée comme on le voit dans la poésie arabe ou dans la littérature courtoise du Moyen Age. L’amant vénère en quelque sorte sa propre image de la féminité et non la femme réelle. Dans une société qui serait féministe où la femme pourrait exprimer tout son être féminin-masculin, à la fois sensible et volontaire, la séduction doit tenir compte de la complexité du rapport et l’homme ne doit pas s’effrayer de ce qui chez la femme est affirmation de soi, volonté, désir. Les hommes kurdes élevés dans une culture traditionnelle très machiste, ont dû admettre la puissance des femmes soldats de leur armée de libération. Celles-ci ont renoncé à leur rôle féminin traditionnel jusqu’à celui de partenaire sexuel et de procréation. J’admire le courage de ces femmes kurdes et je pense que leur sacrifice participe à l’évolution de leur société et à la libération de leur peuple. Mais en même temps leur engagement me glace quelque peu ! Difficulté à accepter la violence, qu’elle vienne des hommes comme des femmes.
De même, le discours de certaines féministes extrêmes comme celui des femmes de Mi-too me pose problème. Leur violence verbale est certes légitime, étant la réponse à une violence réelle de la part des hommes. Mais c’est là une attitude réactive comme l’entend Nietzsche, c’est-à-dire une « réaction d’esclave ». L’être humain libre est celui qui exprime toute la positivité de son être, il ne réagit plus, mais il agit.
Dans une société violente comme la nôtre, la contre-violence est parfois inévitable, mais elle défigure celui ( celle) qui la pratique. Dans son poème « A ceux qui viendront après nous » ( An die Nachgeborenen) Brecht s’excuse auprès des générations futures d’avoir eu le visage défiguré par la violence ( le combat contre le nazisme) et de n’avoir pu pratiquer cette simple , belle et concrète vertu de l’amabilité ( Freundlichkeit). C’est moins que l’amour ou la charité, mais elle y prépare.
La séduction nouvelle de la femme pour l’homme, de l’homme pour la femme ne pourra naître qu’au sein d’une culture qui accorde à chacun(e) sa liberté et son autonomie. C’est là une conviction ou plutôt une foi qui émerge au sein d’une vie sociale tiraillée par les jugements trop rapides qui conduisent à la violence. Mais c’est peut-être une gestation qui verra éclore un monde nouveau, un monde de l’amabilité, de la séduction réciproque et du jeu subtil dans la différence du féminin et du masculin. Cependant rien n’est assuré, l’histoire joue souvent de mauvais tours et je ne veux pas être comme dans le texte de Montaigne le général qui est assuré de la victoire finale ! C’est déjà bien si je m’applique à exercer la vertu de l’amabilité à l’égard des femmes ( et des hommes) dans mon quotidien, une amabilité qui est le chemin d’une douce séduction réciproque.
Michel Pennetier